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mann Bach, le fils aîné du grand Sébastien Bach, qui a été dans l’Allemagne du XVIIIe siècle ce qu’était à Paris Narcisse Rameau. Friedemann Bach, aussi bien que Narcisse, devient pour M. Brachvogel une figure symbolique, et si l’auteur, en combinant les traits de son symbole, est un peu moins infidèle à la réalité, c’est apparemment que l’histoire d’Allemagne avait moins besoin que la nôtre des rectifications du poète. Vous voyez que l’auteur de Narcisse n’est pas disposé à changer de méthode. Quand de telles œuvres trouvent des approbateurs, ce n’est pas au poète qu’il faut s’adresser, c’est au public. Or les admirateurs de M. Brachvogel ne sont pas seulement parmi la foule qui se presse encore à son drame; il s’est trouvé des critiques pour glorifier cette merveille. Quelle œuvre vraiment allemande! s’écrie celui-ci. C’est notre Hamlet, s’écrie celui-là. Oui, le plus sérieusement du monde, on a institué une comparaison entre Narcisse et Hamlet. Le Narcisse de M. Brachvogel, c’est l’Hamlet de nos jours, a-t-on dit, un Hamlet blasé, corrompu, découragé, mais qui garde encore au fond du cœur un sentiment viril et qui n’attend qu’une occasion pour agir. Admirez surtout la coïncidence : dans l’une et l’autre pièce, il y a une troupe de comédiens, et c’est le drame inséré dans le drame qui précipite la catastrophe !

La critique allemande, comme on voit, a encore bien des progrès à faire avant de contribuer à cette régénération du théâtre dont elle parle si complaisamment. Ce n’est pas assez de stimuler l’indifférence de la foule, il faut être en mesure de redresser ses arrêts. Ce n’est pas assez de fabriquer des théories, il faut avoir des principes sûrs, il faut du goût, du tact, le sens du vrai et du beau. Ce sens, on le dénature souvent à force de subtilités. Si la critique théâtrale en France ne se préoccupe pas assez des principes, si elle juge un peu par instinct et sans s’élever à la philosophie de l’art, la critique allemande, au contraire, devrait invoquer cet instinct qui corrigerait chez elle les raffinemens de l’esprit. Au lieu de disserter à perte de vue sur les transformations futures du théâtre, que les juges littéraires interrogent le goût du public, qu’ils comparent les pièces qui réussissent et celles qui tombent, qu’ils tâchent de s’expliquer à eux-mêmes ces succès et ces chutes : une telle étude leur enseignera plus de vérités utiles que la méditation de l’esthétique transcendantale. Qu’est-ce qui a fait le succès de Narcisse? Une certaine entente de la scène, un certain art d’éveiller l’intérêt, et avec cela la préoccupation vraie ou fausse des idées philosophiques et morales. L’intérêt qu’éveille la pièce de M. Brachvogel est un intérêt de mélodrame, ses idées philosophiques ne sont que de la déclamation; le public pourtant y a été pris, il a salué de ses bravos l’ombre des choses qu’il cherchait. Son ombre même est douce, dit Alfred de Musset à propos de la poésie. Ce n’est pas une ombre qui a séduit les