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théâtre, et, comme Schiller et Goethe n’avaient plus l’attrait de la nouveauté pour le public inférieur, il arriva que les manœuvres dramatiques restèrent les maîtres du champ de bataille. C’est alors que Charles Immermann entreprit de réconcilier la société d’élite avec les représentations de la scène. Il était poète, il se fit directeur de spectacle. Un peintre habile, M. Schadow, un compositeur éminent, M. Mendelssohn-Bartholdy, et un jeune poète qui promettait alors plus qu’il n’a tenu, M. Frédéric d’Uechtriz, s’associèrent ardemment à son œuvre. Cette brillante colonie d’artistes était établie à Dusseldorf. Tandis qu’à Berlin, à Vienne, à Dresde, à Munich, on ne connaissait que le répertoire de Kotzebue ou les drames bourgeois de l’honnête Iffland, Immermann faisait de la scène de Dusseldorf ce qu’avait été la scène de Weimar sous la direction de Goethe. Il déploya même une activité que ne connut jamais l’auteur de Faust. Si dévoué qu’il fut au succès des drames de Schiller, et bien que son rôle comme intendant du théâtre de Weimar soit certainement un de ses titres de gloire, Goethe est toujours quelque peu un homme de cour, le maître des cérémonies d’une Athènes officielle et princière: la scène qu’il dirige est un temple des Muses, et l’on y songe plus aux exquises jouissances des initiés qu’à l’enseignement de la foule. Immermann donnait des leçons aux acteurs, et par les acteurs au public. Aucun détail ne l’effrayait. Il expliquait lui-même la pièce à ceux qui devaient l’interpréter, il en marquait avec force la pensée générale, et ne permettait pas qu’un acteur, dans la composition de son rôle, altérât l’harmonie de l’ensemble. Cette troupe formée par ses soins n’a pas eu d’artistes de génie comme les Fleck, les Schroeder, les Louis Devrient, mais elle a eu plus que nulle autre le sentiment de l’unité, le dévouement à l’œuvre commune. Le poète avait su inspirer à ses collaborateurs le plus vif amour de l’art.

On a sur la tentative d’Immermann des témoignages pleins d’intérêt. Je ne parle pas seulement des Mémoires du poète; qu’on lise sa biographie par M. Adolphe Stahr, qu’on lise les deux volumes de M. Frédéric d’Uechtriz intitulés l’Art et les Artistes à Dusseldorf, et le curieux écrit du poète Christian Grabbe sur le même sujet : on verra qu’il y eut là un épisode peut-être unique dans l’histoire littéraire. L’étonnement et la sympathie redoublent si l’on songe que cette entreprise théâtrale se produisait dans une ville secondaire, que le public, nécessairement restreint, ne pouvait se renouveler, et qu’une même pièce ne devait pas être jouée plus de deux ou trois fois. Immermann était toujours sur la brèche, et le zèle des acteurs ne se ralentit pas un instant. Outre les principales œuvres de Goethe et de Schiller, ils représentèrent presque tout Shakspeare et un grand nombre des drames de Calderon. Des productions plus mo-