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de tous, ceux de Lucy Anderson et de la belle Julia. Deborah versait des larmes de joie et d’orgueil. — Quelle intelligence ! pensait-elle, quelle hauteur de pensée, quelle grandeur d’âme ! quelle simplicité naïve ! quel touchant assemblage des qualités qui font l’apôtre et l’époux adoré !

Pendant ce temps, Craig était mal à son aise. Le discours de Lewis, plein de gravité, de science et d’ennui, était un vrai chef-d’œuvre où le critique le plus malveillant n’eût su mordre. Cependant il cherchait une querelle. Appleton l’interrogea du regard ; il baissa les yeux pour ne pas répondre à ses questions. Heureusement le fidèle Benton lui restait.

M. Toby Benton, colérique et bilieux comme son associé, était dans une grande perplexité. Ce n’est pas une petite affaire que de haranguer des gens qui viennent d’être harangués durant trois heures. Cependant il monta en chaire avec un front assuré et annonça le sujet de son discours : Point de connivence avec l’iniquité ! Dans un exorde acerbe et qui commença à troubler l’assemblée, il s’éleva contre ces novateurs qui cherchaient à raffiner la religion, à la volatiliser dans leurs alambics ; il dénonça Swedenborg et ses disciples comme des imposteurs et des prêtres de Baal. Tout ce discours fut extrêmement violent et blessant pour Lewis. Benton et Craig l’avaient concerté d’avance, afin de pousser leurs adversaires aux voies de fait, et d’accuser ensuite l’Anglais du scandale. Acacia et ses amis ne laissèrent voir aucune émotion, mais ils sentaient que la foudre allait éclater, et ils se tenaient prêts. Les dernières paroles de Toby donnèrent le signal de la bataille.

— Les swedenborgiens, dit en terminant le prédicateur, sont des chevaux, les papistes sont des chiens…

— Et toi, dit Tom Cribb en se levant, tu es un âne !

Ce mot, que personne n’avait prévu, causa dans le temple une confusion inexprimable. Les cris, les rires, les murmures, les insultes, s’élevèrent de toutes parts. Toby Benton, plein de rage, descendit de la chaire les poings fermés et serrant les dents. Il marcha sur l’Irlandais et lui asséna un coup furieux dans la figure. Tom Cribb, le nez meurtri, riposta par un autre coup de poing qui fit tomber le pauvre Toby sur les genoux de Craig. Ce dernier se leva à son tour et cria à Appleton : — En avant, enfans du vrai Dieu !

À ce signal, le puissant Appleton s’avança en face de l’indomptable Cribb, et l’on vit commencer la plus furieuse boxe qu’on puisse imaginer. Solides comme deux arches de pont, les deux adversaires avaient la force, la fureur et l’aspect de deux taureaux sauvages. Le pied gauche en avant, le haut du corps rejeté en arrière, les yeux étincelans, ces deux champions s’attaquèrent avec un courage égal.