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nemies, pour qui tout est champ de bataille. Chez vous, le bâton d’un policeman fait fuir plusieurs milliers d’hommes. Ici le policeman lui-même a des opinions politiques, et les soutient unguibus et rostro, c’est-à-dire à coups de poing et à coups de revolver. Vous verrez cela dans trois semaines, quand on élira le nouveau maire. Jeremiah, quel est ton candidat ?

— Toi, si tu veux.

— Grand merci. J’ai d’autres affaires. Est-ce que nous laisserons le champ libre à Craig ? Mon cher ami, je veux que tu sois maire. Si ce coquin de Yankee est nommé, la place ne sera plus tenable.

— Je veux vivre en paix, dit Jeremiah. Dès que je serai maire, on criera sur les toits que je m’enrichis aux dépens du public, que j’emploie l’argent de la ville à réparer ma maison et le chemin qui y mène ; si je fais poser des réverbères, on dira que je suis actionnaire de la compagnie des gaz ; si je fais macadamiser la ville, que je suis intéressé dans l’entreprise ; si j’envoie les policemen ramasser les ivrognes dans la rue, on criera contre ma tyrannie et mes prétoriens à un dollar par tête ; si je parle en public, on me sifflera, ou, si l’on m’applaudit, le journal de Craig dira que je suis sifflé ; si je bois un verre de vin avec des amis, on dira que je scandalise la ville par mon luxe et mes débauches, et si je ne bois que de l’eau, que je m’enivre à domicile. Je serai appelé tous les matins voleur, assassin, suborneur, adultère, ivrogne et Irlandais ; deux fois par mois, je serai brûlé en effigie. Mon cher ami, fais maire qui tu voudras : je suis prêt à combattre avec toi ; mais pour briguer des fonctions publiques, je ne suis pas si sot.

— As-tu tout dit, Jeremiah ? Eh bien ! tu seras maire en dépit de toi-même. C’est une lâcheté d’abandonner un ami dans le danger.

— Pourquoi ne t’offres-tu pas toi-même aux suffrages ?

— Parce que je suis étranger, et que les know-nothing, qui voteraient contre moi en faveur de Craig, te préféreront toujours à un Yankee. Si Craig devient maire, toutes mes entreprises s’en vont à vau-l’eau, car le monde est toujours pour le plus fort. Je serai obligé de le tuer comme un chien, en pleine rue, et c’est ce que je veux éviter. Je veux, si je le tue, avoir pour moi les témoins, les jurés et le peuple. Tu prétends vivre en paix ! Imprudent ! est-ce qu’on vit en paix quand on déplaît au parti dominant ? Tu seras obligé ou de servir Craig à genoux, ou de résister seul après m’avoir laissé périr. Le lion vit en paix parce qu’on craint ses dents et ses griffes ; mais l’agneau est toujours mangé par les loups ou par les hommes. Sois lion pour ne pas être agneau ; ou si tu n’as pas le courage de combattre, sors du Kentucky, tu n’es pas digne de vivre au milieu de cette race généreuse qui a civilisé les Indiens à coups de carabine