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L’Italien fut ravi de se tirer à si peu de frais d’un pas difficile. Le déjeuner était exquis et fort différent de celui que la plupart des Américains, toujours préoccupés de leurs affaires, avalent sans y penser. Carlino, expert dans la cuisine française et italienne, avait donné des leçons à la vieille négresse, cuisinière de la maison. Une bouteille de vin de Champagne égaya le dessert, et Carlino commença à regarder Julia d’un œil tendre. Elle s’en aperçut, et lui dit : — Mon cher abbé, qu’avez-vous fait ce matin ?

— J’ai dit mon bréviaire.

— Avez-vous visité quelques coreligionnaires, ce malheureux Irlandais, Mac-Kibbens, par exemple, qui s’est fendu le crâne hier en tombant du haut d’un toit ?

— Hélas ! dit galamment Carlino, j’étais, chère miss Alvarez, trop pressé de voir la plus belle personne du Kentucky.

— C’est bien dit, signor Bodini, mais il faut songer à cette malheureuse famille. Tenez, donnez-leur ces cinquante dollars.

— Oh ! vous êtes un ange.

— Je sais, je sais… Il serait convenable, je crois, de porter une liste de souscription chez les plus riches propriétaires d’Oaksburgh. Vous n’oublierez pas la famille Anderson.

Carlino sourit.

— Pourquoi riez-vous ? dit-elle. Ne faut-il pas secourir les malades ? N’est-ce pas une des sept œuvres de pénitence ?… Ah ! voyez donc en même temps si miss Lucy a un collier. Allez et revenez sur-le-champ. Je ne sais que faire sans vous.

Carlino s’inclina, baisa avec la grâce du défunt abbé de Bernis la main qu’elle lui tendait, et sortit.

— Singulière commission pour un prêtre ! pensa-t-il ; mais qui le saura ? Tels et tels sont devenus cardinaux qui n’avaient pas des titres plus éclatans à l’estime des hommes.

Deborah le reçut fort mal. Elle haïssait et méprisait les papistes. Elle avait gardé tous les préjugés de Knox et de Calvin contre la prostituée des sept collines, la nouvelle Babylone, le pape qui est l’Antéchrist, et les cardinaux qui sont les dragons dévorans dont parle l’Apocalypse. L’orgueil et la haine sont deux passions anglo-saxonnes.

Bodini se présenta avec un air humble, grave et doux, qui ne put pas désarmer l’austère méthodiste. Il s’excusa d’abord d’entrer dans une famille protestante sans y être invité. Il y était contraint par la nécessité de venir au secours d’un pauvre ouvrier blessé. Au reste, la différence des religions ne l’empêchait pas de rendre justice à l’ardente charité des membres des autres communions chrétiennes, et en particulier de miss Deborah et de miss Lucy. Quel que