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justes, meilleurs, plus pieux, plus intelligens, plus beaux ? Eux-mêmes ils n’oseraient le prétendre.

— Ma chère sœur, reprit Jeremiah, permettez-moi de revenir à l’histoire de miss Alvarez. Toute la Louisiane fut surprise de la conduite d’Acacia. On admira ce Californien qui dépensait dix mille dollars pour mettre une femme en liberté. Si l’on avait su que c’était le cinquième de sa fortune, on se serait moqué de lui. Franchement cette action n’avait pas le sens commun, comme la plupart des belles actions ; mais, voyez le hasard, elle a refait la fortune de mon ami Paul. Le lendemain, comme il réfléchissait aux moyens de faire vivre miss Alvarez, car les jolies femmes, les chevaux de race et les palais de rois sont des objets de luxe dont l’entretien coûte fort cher, un petit homme à la figure de fouine entra dans sa chambre, et lui tint à peu près le discours suivant : « Mon cher monsieur, vous êtes fort riche, c’est-à-dire honnête homme ; de mon côté, je suis avocat, gueux et mal payé, c’est-à-dire à la discrétion de celui qui me paie. Je crois que vous me saurez gré de vous apprendre que miss Alvarez est une riche héritière. — Je le sais, répondit Acacia ; mais où est le testament ? — Monsieur, continua l’avocat, M. Sherman (que Dieu ait son âme !), en son temps galant homme et bon vivant, a laissé une fortune nette et liquide de deux cent quatre-vingt mille dollars, et quatre-vingts esclaves noirs ou mulâtres à qui il rend la liberté en payant leur passage pour Libéria. L’unique légataire est miss Alvarez. Le jour de la mort de M. Sherman, Isaac Craig, son neveu, a brûlé le testament. — C’est un coquin, dit Paul ; mais que puis-je faire à cela ? — Monsieur, dit l’avocat, nous sommes sans témoins, je vais vous parler avec franchise. Quelques mois avant sa mort, M. Sherman m’a confié un double de ce testament, qui est écrit et signé de sa main comme l’original. — Et vous me l’apportez ; comment vous appelez-vous ? — Mac-Krabbe. — Eh bien ! maître Mac-Krabbe, vous êtes un digne homme ; touchez là. Où est le testament ? — Un instant, monsieur. Je vous donne la préférence, rien de plus. Isaac Craig, à qui je l’ai montré, m’en offre dix mille dollars. Certes je serais honteux de dépouiller miss Alvarez, mais j’ai quatre enfans à nourrir, les vivres sont chers, les logemens hors de prix ; j’ai acheté une petite plantation où je veux finir mes jours en honnête homme ; tout cela mérite considération. — Au fait ! dit Paul. — Le fait, le voici : donnez-moi vingt mille dollars, ou je porte le testament à Craig. — Maître Mac-Krabbe, dit Paul, vous êtes un coquin. — Monsieur, je cherche à vivre. Les temps sont durs. Au reste, appelez-moi coquin, mécréant, scélérat, attorney[1] même si cela vous soulage, j’y suis habitué ; mais déci-

  1. Attorney, procureur.