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livre de vie. Jamais jusqu’à présent ne s’est rencontré pareil ossuaire pour notre espèce. De son côté, la théorie n’a eu aucune réclamation à faire contre ce résultat de l’expérience : l’étude a montré une hiérarchie entre les étages géologiques et les populations qui les occupent, c’est-à-dire que, dans les populations les plus profondes et par conséquent les plus anciennes, la partie supérieure de l’échelle de la vie y est bien moins développée, et que ce développement ne s’accroît et ne se complète qu’à mesure qu’on approche de l’état actuel. Dès lors il n’a pas semblé étonnant que l’homme, qui est le couronnement de la série biologique, ne parût pas dans les époques antérieures et parmi les existences préliminaires.

Toutefois, malgré cet accord apparent des faits et de la théorie, il s’est élevé de temps en temps des doutes contre la certitude de la décision qui excluait l’homme de toute existence géologique. Non pas que la théorie ait été le moins du monde ébranlée ; elle reste ce qu’elle était auparavant. Un ordre hiérarchique préside à l’évolution de la vie, et la race humaine appartient à ce qu’il y a de plus récent, parce qu’elle appartient à ce qu’il y a de plus élevé en organisation ; mais quelques faits qui se reproduisent avec obstination, et qui, sans être pleinement acceptés encore, obligent la science à se retourner pour en tenir compte, tendent à modifier ce que la décision première a de trop absolu. S’ils sont bien observés, si les conséquences qu’ils comportent sont tirées exactement, on admettra que l’homme est plus ancien sur la terre qu’on ne l’a cru, et que, sans descendre jusque dans ces formations où une faune si dissemblable de la nôtre occupait le terrain, il a vécu avec les mastodontes, avec les éléphans qui habitaient l’Europe, avec le cerf gigantesque dont on exhume les ossemens, avec l’ours, hôte des cavernes antédiluviennes. Son origine se trouverait de la sorte reculée d’un âge tout entier, et un anneau de plus serait à insérer dans la série de la vie comme dans celle de l’histoire.

Les légendes des anciens hommes avaient placé, dans les espaces indéfinis qui dépassaient leur mémoire et leur tradition, les dieux et les demi-dieux, les géans et les titans, les héros nés dans de meilleures années, les patriarches à vie démesurément longue, les monstres qui dévastaient la terre, les léviathans, les chimères, les gorgones. C’est ainsi que l’imagination s’était complu à peupler ces régions du temps, prenant à ce qui faisait les croyances dans le présent de quoi remplir un passé ténébreux. Lorsqu’en fouillant la terre on rencontrait quelqu’une de ces reliques qui maintenant disent tant de choses, on ne s’arrêtait point à un fragment qu’on croyait semblable à tous les autres ; ou, si par hasard le squelette bien conservé présentait des ossemens gigantesques, on le rattachait