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REVUE. — CHRONIQUE.

LA COUR DE RUSSIE IL Y A CENT ANS[1]. — Ce livre n’est, à vrai dire, qu’un recueil de documens diplomatiques extraits des dépêches confidentielles que les ambassadeurs étrangers accrédités en Russie adressaient à leurs cours respectives. Au premier abord, une compilation de ce genre semble exclusivement consacrée aux personnes qui aiment à errer dans les labyrinthes de la politique ; mais la main inconnue qui a fouillé dans ce dédale épistolaire a su en élaguer, non sans habileté, tout ce qui aurait pu lasser l’attention des lecteurs ordinaires. Les intrigues fort compliquées que les diplomates étrangers ont nouées en Russie, avec tant de succès, au dernier siècle, sont à peine indiquées dans ce volume ; l’auteur s’est principalement attaché à nous décrire les scènes qui se sont passées dans l’intérieur du palais impérial sous les souveraines qui succédèrent à Pierre Ier, et il lui arrive même de nous introduire dans leur chambre à coucher, où se décidaient souvent, comme chacun le sait, les questions qui importaient le plus à l’honneur et à la prospérité du pays.

Lorsqu’on a terminé la lecture des fragmens de lettres qui nous initient à ces annales secrètes, on se sent pris de compassion pour la Russie. À peine eut-elle été ébranlée jusqu’en ses fondemens par le génie réformateur de Pierre Ier, que la direction des affaires publiques y échut en partage à l’indigne compagne de ce monarque. Les règnes suivans ne nous offrent guère qu’une suite non interrompue de rivalités sans grandeur, de trahisons odieuses, de persécutions non moins insensées que cruelles. Le peuple ne paraît sur la scène que pour figurer, comme comparse, dans des divertissemens ruineux, ou pour acheter de son sang des victoires dont l’éclat passager est destiné à rehausser la gloire de quelques courtisans en faveur. Dans les observations généralement fort justes qui tiennent lieu de commentaires à ces correspondances parfois un peu énigmatiques, l’auteur ne fait point assez ressortir peut-être ce qu’avait de navrant le spectacle présenté alors par la Russie. Cependant on trouve çà et là dans ces pages quelques morceaux qui éclairent très vivement le contraste que formaient, sous le règne de Catherine II, les fastueuses grandeurs de la cour et l’état misérable du pays. On ne sera pas surpris d’apprendre qu’un sourd mécontentement se faisait remarquer alors, par des signes incontestables, dans les classes inférieures. L’impératrice ne l’ignorait pas, et c’est pourquoi l’audacieuse entreprise du marquis de Pougatchef lui causa un effroi qu’elle cherchait vainement à dissimuler. Il faut lire les renseignemens que s’empressent de fournir sur ce dernier point à leurs souverains les diplomates étrangers cités par l’auteur ; rien ne prouve mieux le zèle et l’intelligence avec lesquels ils remplissaient leur poste d’observateurs affidés auprès de la cour impériale.

Quelque tristes que soient les événemens retracés dans ce livre, on peut néanmoins en tirer une conclusion qui est rassurante pour la Russie. Au milieu des fréquentes interruptions que l’action régulière du pouvoir y subit au siècle dernier, l’opposition, que Pierre Ier avait réduite au silence, ne donna point signe de vie. Les conditions qu’une partie de la noblesse sut imposer à l’impératrice Anne étaient évidemment dictées par un esprit tout

  1. 1 vol. in-8o, Dentu, Palais-Royal.