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créature, non pas comme un esclave résigné à tous les tourmens, mais comme un juge irrité, résolu à punir, et elle s’écria d’une voix pleine d’angoisse : — Que me voulez-vous?... Laissez-moi!... Sortez! ou j’appelle du secours.

— Au premier cri tu es morte ! dit le baron, qui arma son fusil. En entendant le claquement du ressort d’acier, l’empoisonneuse eut conscience du châtiment qui lui était réservé. Son visage devint livide, son sang se figea dans ses veines. — Oh! mais tout ceci n’est qu’un jeu;... vous ne me tuerez pas... Je ne suis pas coupable.

— Prie Dieu ! reprit le vieillard. Tu n’as plus à espérer que dans sa clémence.

La baronne reprit en tordant ses mains avec désespoir, mais chaque parole sortait difficilement de son gosier étranglé par la peur : — C’est vous que je prie, que j’implore à genoux... Épargnez-moi,... ne me tuez pas!... Je suis innocente, je vous le jure!... Je vous ai toujours aimé, respecté... L’on m’aura calomniée près de vous...

Le baron interrompit ces paroles hypocrites par un éclat de rire nerveux, saccadé, effrayant: — Te calomnier près de moi; mais est-ce donc possible? Tu ne sais donc pas que je remercie Dieu chaque jour de m’avoir repris mon fils... Une misérable comme toi ne pouvait porter dans ses flancs un honnête homme.

En entendant ces paroles d’anathème, horribles dans la bouche d’un père, l’empoisonneuse sentit tout espoir se briser dans son cœur. Une torpeur hébétée succéda à son effroi désespéré : son menton inerte retomba sur sa poitrine, de grosses larmes coulèrent le long de ses joues; un souffle eût suffi pour la renverser sur le parquet. Le vieux gentilhomme poursuivit avec une exaltation croissante : — J’ai expié, mon Dieu, par quinze ans de malheur et de honte, le déshonneur dont j’ai flétri le nom vénéré de mes pères en prenant une prostituée pour épouse!... Tant qu’il ne s’est agi que de moi, de moi seul, j’ai porté ma croix avec résignation, implorant de la miséricorde de Dieu la fin d’une triste vie, et peut-être lui aurais-je pardonné en mourant;... mais c’est mon enfant que tu menaces aujourd’hui par tes machinations diaboliques!... Point de pitié donc!... Demain mon nom serait livré à l’infamie, ce soir justice sera faite ! ...

En prononçant ces paroles avec une effrayante exaltation, le vieillard appuya sa main sur l’épaule de la baronne. Sous ce choc irrésistible, les jambes de la malheureuse plièrent, et elle tomba à genoux. Ses yeux étaient ternes et sans regard, une convulsion tétanique serrait sa mâchoire. — Ne me tuez pas encore!... Laissez-moi vivre un jour,... une heure! murmura-t-elle d’une voix sifflante.