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comme s’il avait peur qu’on soupçonnât qu’il a pu être tenté par la générosité du banquier libéral. Le général Foy, homme de parti modéré, et représentant exclusif de l’opposition des classes moyennes, ne le satisfait qu’à demi : il est immolé sournoisement à la mémoire de Manuel, dont les opinions s’accordent entièrement avec les siennes, et sur lequel il s’exprime avec une admiration qu’il est permis en l’année 1858 de trouver tant soit peu exagérée. M. Thiers, dont les opinions touchent par tant de côtés à celles de Béranger, et qui semble avoir été beaucoup aimé de lui, est vengé avec énergie de quelques malveillantes imputations jetées par la calomnie sur ses relations avec Laffitte. Nous avons déjà signalé son jugement sur Lafayette. Quant à Benjamin Constant, il lui fait un assez singulier reproche, et qui pourrait être retourné contre lui-même. Il lui reproche de n’avoir jamais eu grand souci des formes politiques ; mais lui Béranger ne s’en est guère soucié davantage. « Avec une tribune abordable et une presse tant soit peu libre, dit-il, Constant se serait accommodé à peu près de tous les régimes. » Pourquoi pas ? Avec une assez grande dose d’égalité et un pouvoir tant soit peu dictatorial, Béranger s’accommoderait aussi de tous les gouvernemens. Il fallait toujours à Constant un peu de liberté ; il fallait à Béranger un peu de tyrannie : voilà toute la différence qui les sépare, et cette différence n’est pas au désavantage de l’auteur d’Adolphe.

La Biographie contient quelques jugemens littéraires qui sont aussi inoffensifs que ses jugemens politiques. Béranger, qui tient à ne pas avoir d’ennemis même après sa mort, prodigue les louanges à tout le monde : louanges banales en vérité, qui ne lui ont pas demandé grandes réflexions, et qui n’indiquent pas un sentiment bien profond des auteurs qu’il veut flatter. Que pensez-vous de ce jugement sur M. de Vigny par exemple ? « J’avais su un gré infini à M. de Vigny de composer ses sujets avec autant d’art que de goût : talent peu commun parmi nous. » Voilà un jugement élastique, qui n’a pas coûté de grands efforts et qui possède en outre cet avantage, de pouvoir s’appliquer à n’importe quel écrivain. C’est un de ces jugemens dont on trouve toujours la place. Nous doutons que M. de Vigny soit bien flatté de s’entendre dire que Béranger lui a su un gré infini de composer ses poèmes avec tout le soin dont il était capable. Ajoutons que le jugement est d’ailleurs aussi faux qu’il est banal. Il n’est pas vrai que l’art et le goût fassent défaut aux compositions françaises ; c’est au contraire par ces deux qualités que notre nation a toujours brillé en littérature. Mais que voulez-vous ? Béranger éprouvait le besoin de faire un compliment posthume, et il lui fallait une phrase quelconque. M. Alexandre Dumas et M. Sainte-Beuve