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non plus interdite. J’ai préféré la nature, et suis, comme tu le vois, passé aux fleurs.

— Et ta femme et ton enfant? dit le marin, désireux de changer un sujet de conversation si pénible pour tous deux.

— Ma femme, mon enfant! répéta Marmande, dissimulant sous un air d’ironie les souffrances de son cœur; avoue, mon cher ami, que, triste à voir comme je le suis, ce serait me créer d’étranges illusions, être trop naïf pour mon âge, que de croire que ma femme puisse faire autre chose que me supporter, ce qui n’est point encore sans mérite! Chaque jour je m’étonne qu’elle me permette de manger à table en face d’elle. Quant à mon enfant, je lui fais peur, et il se garderait de moi comme du diable, si j’arrivais à lui sans bonbons dans les mains ou sans joujous dans les poches.

— Pauvre, pauvre George! répéta Kervey les larmes aux yeux.

L’émotion de son ami n’échappa point à Marmande, car il reprit avec un élan de sensibilité qui attestait toute la générosité naturelle de ce cœur malade : — Oh ! je ne t’accuse pas, pauvre cher vieil ami! Qui j’accuse, c’est la fortune, qui m’avait trop donné et qui m’a trop repris. Qui je maudis, c’est le sort, qui n’aurait pas dû me manquer, — depuis longtemps tout serait dit pour moi, — tandis que j’ai grand nom, belle fortune, tous ces biens du monde que les hommes envient, et cependant je suis à charge aux autres autant qu’à moi-même; ma vie est un fardeau pour tous. Ah! vois-tu bien, c’est à devenir fou ! ajouta le mutilé en se frappant le front avec désespoir.

Les deux amis, quelque temps encore, continuèrent à se promener en silence, lorsqu’ils furent rejoints par un domestique qui annonça à Robert que son déjeuner était servi, et ce dernier, après avoir serré avec une morne tristesse la main de son ami, reprit le chemin du château. Une fois seul, le comte ouvrit les diverses lettres qui lui avaient été remises par Verdurette, et l’une d’elles sembla exciter à un vif degré son intérêt, car, interrompant immédiatement sa promenade, il demanda à un garçon jardinier s’il avait vu la comtesse. Ce dernier s’empressa d’indiquer une allée d’orangers, au bout de laquelle Mme de Marmande avait pris place sur un banc protégé par un épais massif d’arbres.

— Je m’excuse, madame, dit le comte avec une froide politesse, de troubler votre solitude, mais j’ai à vous demander un service dont je vous serai mille fois reconnaissant. Depuis bientôt un mois, j’ai entendu parler du projet de votre grand-père d’hypothéquer sa terre et de faire en votre nom un placement considérable. La lettre que je viens de recevoir de M. Jeanicot ne saurait me laisser aucun doute à ce sujet. Aussi je viens vous supplier, madame, de rester aussi étrangère que possible à ces transactions. Ce serait un