Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/850

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

heur de sa vie. Il m’embrassa sans mot dire; mais des larmes coulèrent de ses yeux sur mon visage. Quelle triste histoire me disaient ces larmes !

« Presqu’au lendemain de cette scène, les manières de la baronne avec moi changèrent complètement. De froide et de hautaine qu’elle était auparavant, elle devint obséquieuse, presque amicale; mais M. de Marmande surtout eut le privilège de ses prévenances et de ses petits soins. En un mot, je ne pus me dissimuler que cette méchante femme voulait à tout prix s’introduire dans mon intérieur, se placer entre mon mari et moi! Sur ces entrefaites, une maladie grave vint atteindre mon grand-père. Tu comprends que sans réfléchir aux mauvais procédés dont la baronne pourrait user envers moi, je pris ma place au chevet de l’excellent vieillard. Pouvais-je laisser le pauvre malade seul aux mains de serviteurs infidèles, d’une créature incapable de comprendre et de remplir ses devoirs d’épouse? La maladie de mon grand-père fut longue et douloureuse, mais des soins désintéressés et vigilans ne lui manquèrent pas, et M. de Marmande lui donna les preuves d’une affection filiale dont je lui serai toujours reconnaissante.

« Une après-midi, pendant que mon grand-père goûtait quelque repos, je m’étais retirée dans ma chambre, où, toute préoccupée de l’état du cher malade, je travaillais machinalement à une broderie quand la baronne fit irruption dans l’appartement. Comme au jour de la scène du bracelet, plus qu’au jour de la scène du bracelet, son visage respirait la haine et la colère.

« — Vous avez fait demander M. Jeanicot? me dit-elle en attachant sur moi des yeux si ardens qu’ils semblaient vouloir lire au plus profond de ma pensée; il vient d’arriver, et vous pouvez le recevoir.

« — Ce n’est pas moi, madame, repris-je tout émue de cette violence, c’est mon grand-père qui a demandé à voir le notaire : à plusieurs reprises, il a manifesté ce désir devant moi, et hier, ayant rencontré M. Jeanicot sur la route, je l’ai prié de se rendre au château.

« — Allons donc, madame, reprit la baronne, ne cherchez pas à jouer au fin avec moi! Je ne suis point un enfant pour que vous puissiez espérer me faire croire que ce désir est venu tout naturellement, sans insinuations de votre part, à mon mari.

« Je ne compris pas d’abord toute la portée de ces paroles; aussi répondis-je innocemment : — Vous avez vous-même, madame, en ma présence, si vous voulez bien vous le rappeler, entendu souvent mon grand-père manifester l’envie de voir son notaire.

« — Vous êtes une fille bien prévenante, répliqua la baronne avec un rire odieux, et mon mari doit rendre grâces au ciel, qui lui a envoyé une enfant si dévouée à ses caprices.

« — Je fais de mon mieux, madame. Mon grand-père a peut-être