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délits ; il s’était constitué une force armée qui manœuvrait dans la campagne les jours de congé, et un club dont Béranger fut fréquemment le président. Cependant ces hommes si doux étaient terribles au besoin, comme le prouva trop l’histoire de la révolution française, et comme le prouve l’exemple même du bienveillant M. Bellenglise. « Contraint, en sa qualité de magistrat, de condamner un coupable qui s’était vengé par l’incendie d’une spoliation inique, mais légale, il frappa en pleine audience le spoliateur d’une réprobation si énergique, que celui-ci, malgré toutes ses richesses, fut obligé de s’éloigner du département. » Un autre excellent type de l’ancien régime est le chevalier de La Carterie, que M. de Béranger père, alors qu’il était initié aux intrigues royalistes, avait chargé de l’éducation politique de son fils. Le jeune républicain, ayant docilement demandé ses conseils au chevalier, fut fort surpris d’apprendre que les membres de la famille royale étaient des bâtards et des usurpateurs, et qu’il n’y avait qu’un seul maître légitime, le descendant du Masque-de-Fer, que le général Bonaparte replacerait sur le trône, d’où la perfidie de Richelieu avait exclu son ancêtre. La politique, sous l’ancien régime, avait ses visionnaires comme la religion, et ses alchimistes comme la science, et l’on pourrait faire un livre curieux sous le titre de politique hermétique de la France des trois derniers siècles. Les mystères qui entouraient les négociations et les ténébreuses intrigues des familles royales, en enflammant les imaginations, qui s’acharnaient à pénétrer des secrets réels ou supposés, enfantaient ces maniaques et ces excentriques, qui ont disparu avec le grand jour de la publicité et le gouvernement de l’opinion. Enfin nous citerons parmi les scènes où revit cette société à jamais disparue une conversation entre M. de Béranger, qui caresse l’espoir de voir son fils dans les pages de Louis XVIII, et sa sœur la républicaine, qui se moque de ses prétentions. Il n’y a pas de meilleure scène dans le Bourgeois gentilhomme ; M. Jourdain n’a pas plus d’infatuation ridicule que M. de Béranger, et Mme Jourdain n’a pas plus de bon sens bourgeois que la cabaretière de Péronne.

Au milieu de ces souvenirs d’enfance et de jeunesse, il en est un qui est étranger à la vie de Béranger, mais qu’on ne peut passer sous silence, car Béranger lui doit les dix plus belles pages de son livre. C’est un épisode intitulé Histoire de la mère Jary² anecdote rapide et concise, comme on savait en composer autrefois, avant que le roman à la manière anglaise, importation exotique, eût remplacé le genre tout français du récit. Cette courte et touchante histoire.est une des plus belles choses qui soient sorties de la plume de Béranger, et peut hardiment prendre sa place à côté de Jeanne la Rousse et du Vieux Vagabond. Nous avons été d’autant plus touché