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compression de la mode et de l’artifice : les individus croissent, comme les arbres, dans toute la vigueur de la liberté[1].

Deux traits me frappent au plus haut degré dans le caractère des Saxons : la force et la grandeur. Ils ont imprimé ces traits à tous leurs ouvrages, et d’abord à la forme de leurs cités. Jetez les yeux sur Londres, cette ville qui finit et qui recommence toujours. La cataracte du Niagara a moins de flots, elle fait moins de bruit et de fumée que cette marée humaine, la population de Londres. C’est surtout par un de ces jours de brouillard, si fréquens au mois de novembre, qu’il faut voir cette cité colossale, étrange, unique dans le monde. Le fauve brouillard s’épaissit encore de tous les torrens de fumée que dégorgent dans le ciel les immenses tuyaux de briques, les mille fournaises de l’industrie, les cheminées des fabriques et des maisons. Si vous regardez à votre montre, il est onze heures du matin ; si vous regardez au ciel, il est encore nuit. Les becs de gaz flambent, les boutiques du Strand sont éclairées ; des hommes, des enfans, noirs comme des démons, portent des torches qu’ils agitent jusque sous les pieds des chevaux ; mais à quoi bon ? la lumière ne fait qu’accuser la couleur livide du brouillard. Eh bien ! dans ce nuage rampant, dans ces ténèbres diurnes, vont, viennent, circulent, se croisent des hommes à figure impassible, affairée, silencieuse, les uns sous les habits du luxe, les autres sous les haillons de la misère. On dirait des ombres qui s’agitent dans un tombeau. Rien n’est pourtant moins fantastique, je vous assure, que le but de leur activité. Chacun, suivant l’ordre de ses idées ou de ses occupations, poursuit dans Londres une ville différente : M. de Rotchschild y cherche la banque du monde entier, le négociant le plus grand théâtre d’affaires qui existe, l’éleveur un vaste marché pour le bétail, l’homme d’état le siège du gouvernement et les différentes branches de l’administration, l’homme de plaisir l’affiche des spectacles ou l’entrée des tavernes ; l’artiste y cherche et y trouve tout cela à la fois. Quiconque aime le spectacle des multitudes et des villes immenses abandonne volontiers le désert au voyageur ; il rencontre à Londres, dans cette forêt d’hommes, un sujet de contemplation égale au moins pour la grandeur à toutes les scènes prodigieuses de la nature. Il y a une sorte de charme et de vertige à étudier toutes ces faces de la vie humaine, dont la variété est inépuisable. Et puis, si vous êtes fatigué

  1. Je n’ai jamais rencontré dans les campagnes de l’Angleterre ces hêtres ou ces ormes taillés, ébranchés, accommodés, auxquels la main de l’homme impose, pour leur bien sans doute, toute sorte de formes ridicules. Le Saxon abandonne la nature à elle-même, et la nature s’en montre reconnaissante. Les arbres des parcs et des promenades, le chêne royal surtout, royal oak, ont un port hardi et une beauté inculte qui se trouve en harmonie avec l’ensemble des mœurs, des institutions et des faits.