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— Capitaine, lui dit Teresa, nous vous amenons deux passagères, l’une de première classe, et qui prendra place dans la cabine ; l’autre que vous pourrez loger au pied du grand mât, dans le parc aux moutons.

— Ah ! Teresita, s’écria le marin, il y a plus de caprice que de raison dans votre petite tête !

— Que voulez-vous ? interrompit doña Rosario, les jeunes filles d’à présent sont d’une obstination que rien n’égale…

— Si ce n’est la faiblesse des mères, murmura le vieux marin en tournant sur les talons.


III

À la nuit, le capitaine avait regagné le navire avec ses passagères. Déposée dans le parc aux moutons, — on appelle ainsi la partie de la chaloupe destinée à recevoir les animaux de cette espèce qui doivent être mangés pendant le voyage, — la Branca s’était élancée tout aussitôt hors de sa prison. Elle courait sur le pont, montrant sa tête à l’entrée du logement des matelots et sur le haut de l’escalier de la chambre. La pauvre bête, inquiète et dépaysée, cherchait partout Manoela. Celle-ci, assise auprès de Teresa, pleurait, la tête dans ses mains. En vain la jeune señorita lui adressait de douces paroles pour la consoler, et lui racontait les plaisirs de son enfance dans cette joyeuse ville de Lima, que l’on nomme le paradis des femmes.

— Tu vois bien qu’elle est un peu troublée, disait à sa fille doña Rosario, laisse-la se remettre ; demain tu lui répéteras toutes ces jolies histoires-là. Manoela, ma petite, voilà une couchette pour vous ; allez dormir…

— Si madame veut bien me le permettre, répondit Manoela, j’irai là-haut prendre l’air ; j’étouffe ici…

Manoela monta sur le pont ; la Branca arriva d’un bond auprès d’elle en lui prodiguant mille caresses.

— Tu m’aimes, toi, pauvre petite bête, murmura la jeune fille… Nous ne verrons plus nos rochers, nous ne verrons plus celui qui t’apporta toute petite auprès de moi… Oh ! ma pauvre île…

En se parlant ainsi à elle-même, Manoela regardait à travers les ténèbres du côté de l’île de Flores, qui se montrait encore à l’horizon, comme une grosse tache d’un noir plus foncé. Elle souffrait, et personne autour d’elle ne prenait garde à sa douleur. Tous les étrangers qui l’entouraient n’étaient-ils pas heureux de continuer leur route et de s’éloigner de cette petite île qui n’occupait aucune place dans leur souvenir ? À ce moment-là cependant quelqu’un pensait à