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pouvait perdre ses privilèges. Notre i vieille gaieté ne s’est jamais effrayée au bruit des canons. Un théâtre avait été construit dans la forteresse. Les vaudevilles les plus gais et même les plus égrillards étaient représentés devant un public nombreux. La rampe et les lustres avaient un éclat timide qui laissait dans un demi-jour vaporeux les contours rembourrés des conscrits chargés d’interpréter les rôles de femmes. Le théâtre marchait sans obstacle deux fois par semaine, n’ayant à craindre ni la critique, ni les embarras financiers de la direction, ni les cabales, ni les rivalités de talent, ni aucun des incidens enfin qui assiègent une semblable entreprise. Théâtre modèle, sa chute ne devait avoir lieu qu’au jour de la cessation des hostilités. Il eût été très curieux de voir les Russes attaquer nos avant-postes en pleine représentation : je me figure l’ingénue surprise au moment le plus pathétique d’un couplet, franchissant la rampe sans quitter son costume, et culbutant les spectateurs pour courir à son fusil. Le conscrit eût aisément passé aux yeux des ennemis pour une nouvelle Jeanne d’Arc.

D’autres distractions s’offrirent à nous pendant notre séjour à Kinburn. À l’époque où les glaces n’avaient pas encore envahi le liman, la pêche fit bon nombre de prosélytes ; les eaux de la baie sont poissonneuses, et je sais plus d’un pêcheur de Bercy qui tiendrait ces parages en haute estime. La pêche se faisait plus habituellement au filet. La table des officiers, assez tristement servie alors, lui dut bien souvent d’excellentes matelotes. Le poisson le plus commun était une espèce de limande ; ce poisson plat, dont je ne saurais préciser le nom, attendu que nos pêcheurs lui en attribuaient plusieurs, se promenait en bandes nombreuses le long du rivage, et encombrait si bien les filets, que plus d’une fois il en rompit les mailles. Il est une autre pêche très activement pratiquée dans le liman, même en plein hiver. Il faut ouvrir dans la glace des trous de deux à trois mètres, et rester immobile auprès des engins tendus dans ces trous. Le poisson, attiré vers ces ouvertures, se laisse prendre facilement. On conçoit que cette pêche ne pouvait être un plaisir par une température aussi froide, et qu’un bon feu était préférable à cet exercice.

Nos autres ressources contre la nostalgie étaient la chasse, le patinage, les réunions de bâtiment à bâtiment. La chasse ! quelle bonne chose en pays étranger ! quelle bonne chose surtout à Kinburn, où le gibier abonde ! Lièvres, sarcelles, canards, bécassines, oies sauvages et toute espèce de gibier de marais se trouvaient réunis sur cette presqu’île. Et puis aux charmes de cet exercice se mêlaient les jouissances qui s’attachent au fruit défendu : les Cosaques, les hideux Cosaques se montraient de temps à autre à l’horizon, et de jour en jour ces gardes-champêtres de la Russie se rapprochaient,