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sur les servans et chefs de pièces de l’ennemi. La galerie extérieure établie à bâbord, qui, d’après les calculs, était destinée à les recevoir, reste inoccupée, le commandant de Montaignac jugeant prudent de ne point exposer ces hommes sans bénéfice aux coups des Russes ; il eut raison, car les projectiles qui labouraient le pont rendaient cette position intenable.

Un roulement des tambours arrête tout à coup l’élan de nos marins. La fonte cesse de tonner, et chacun reprend son posté et son immobilité. De nouveaux ordres sont donnés, l’officier de batterie les répète : il s’agit de remplacer la charge au tiers par la charge au quart, de changer le pointage et de faire mettre à la disposition des meilleurs chefs de pièces des projectiles creux remplis de matières incendiaires, — projectiles dits boulets spéciaux. Ces dispositions sont prises en moins de temps que je n’en mets à les décrire, et le combat recommence. Si court qu’ait été ce moment de repos, il semble que l’équipage l’ait trouvé trop long et qu’il veuille regagner le temps perdu en déployant une activité nouvelle : les canons roulent bruyamment sur leurs chariots, mus par des bras robustes ; les chargeurs enlèvent les boulets de 50 sans efforts, et comme si le poids de ces énormes projectiles n’était rien pour eux ; — le refouloir va et vient sans relâche, faisant rendre au parois de la pièce un tintement sonore ; — les pourvoyeurs, le gargoussier sous le bras, accomplissent en courant le trajet de leur pièce à la soute. Toute cette agitation, se produisant au bruit de l’artillerie dans cette batterie basse, offre un tableau étrange. Chaque fois que la poudre étreint d’une langue de feu les flancs du navire, une lueur ardente se reflète sur l’équipage, illumine tous ces visages noircis pur le salpêtre, embrase toutes les murailles : le bâtiment entier ressemble à une vaste fournaise.

La scène change bientôt : l’ennemi tire depuis quelques instans avec une justesse extraordinaire. Les boulets atteignent les plaques de fonte, dans lesquelles ils font une dépression de deux à quatre centimètres. Le son qu’ils rendent en touchant notre armure est sec, et le choc n’a aucun autre effet sur la coque ; mais, soit que les artilleurs russes lancent en même temps des obus, soit qu’ils se servent de boulets rouges, il en est qui, sans faire de dépression, mâchent légèrement le fer et s’éparpillent en éclats dangereux qui pénètrent par les sabords. Plusieurs hommes tombent grièvement atteints. Leurs cris de douleur sont couverts par des hurrahs prolongés : le mât qui arborait le pavillon russe vient d’être emporté par un boulet, et les casernes du fort sont en feu. Quoique les batteries flottantes la Lave et la Tonnante aient pris leur embossage vingt minutes après nous, l’ennemi ne parait pas vouloir partager sa besogne