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il était seul devant les canons russes, transmettait ses ordres aux officiers. La Dévastation gouvernait directement sur le fort ; ses sabords étaient à demi fermés. En apercevant ce bâtiment ras sur l’eau comme un ponton, n’offrant à l’œil rien de menaçant, avançant lentement, insouciant des boulets qui commençaient à pleuvoir autour de lui et au-devant desquels il se dirigeait avec sa nonchalance habituelle, le commandant russe dut se perdre en conjectures. S’exagérant la témérité du caractère français, il crut voir un chaland de débarquement destiné à jeter au pied même des murailles des troupes assez nombreuses pour pénétrer dans la place et obtenir une reddition sans le secours de l’artillerie.

Dix minutes de marche nous ont sensiblement rapprochés. Le tir de l’ennemi est plus précipité. Les boulets sillonnent l’atmosphère ; mais tous passent au-dessus du pont. Nous sommes à 1,500 mètres, et cependant le commandant ne donne aucun ordre de stopper. La Dévastation présente toujours son avant. Une ceinture de fumée inonde les parapets des forts. Seuls, nous nous trouvons le point de mire de toutes les pièces. Les bombardes anglaises et françaises, embossées le long de la presqu’île, commencent leur feu, mais elles ne peuvent réussir à opérer une diversion à notre avantage. Enfin la Dévastation jette l’ancre à une portée de 800 mètres ; — huit cents mètres, lorsque ses canons atteignent sûrement à une distance de deux mille cinq cents ! — A peine mouillée, elle se présente tribord à l’ennemi, ses sabords s’abaissent, ses canons de 50 avancent au dehors leurs bouches menaçantes. Au commandement de feu ! une détonation assourdissante fait frémir toutes les parties du navire, et quinze boulets ricochent en même temps sur les terrassemens russes. M. de Montaignac de Chauvance a quitté le pont pour se placer au centre de la batterie ; il vient de s’arrêter sous le grand panneau, lorsqu’un obus, se faisant jour au travers d’un double blindage, tombe à ses pieds et projette sur les hommes qui l’entourent des éclats de bois qui blessent, heureusement sans gravité, quelques-uns d’entre eux. La mèche de l’obus n’est pas éteinte, elle fume, et le projectile peut éclater. Une baille pleine d’eau le reçoit à temps.

L’ennemi s’est aperçu qu’il tirait trop haut ; il a rectifié son tir. L’action s’engage avec acharnement. Le temps sombre et les panneaux fermés laissent peu de jour pénétrer dans l’entre-pont. Cette demi-obscurité s’accroît encore de la fumée chassée par le vent ; elle devient tellement épaisse, que les hommes semblent se mouvoir comme des ombres. Pendant que l’équipage charge et décharge sans cesse ses énormes canons, les tirailleurs du 3e régiment d’infanterie de marine, placés à l’avant et à l’arrière, font un feu nourri