Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/753

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dernières instructions de notre officier de batterie, M. de Saint-Phalle, lieutenant de vaisseau. Instruits avant et depuis le départ de France par cet officier, habitués à lui obéir, ayant pour M. de Saint-Phalle un respect que la discipline ne commande pas seule, les servans et chefs de pièces ne perdent pas une de ses paroles. Ils sont tous suspendus à ses lèvres : jamais école de canon n’eut d’élèves plus ambitieux de bien faire. Le caractère du matelot est des plus curieux à observer : c’est presque toujours un grand enfant qui a besoin de rencontrer chez ceux qui sont appelés à le diriger tantôt la fermeté la plus sévère, tantôt la plus extrême douceur. Il lui faut un langage rude, énergique, quand les circonstances sont impérieuses et réclament le concours de tout ce qu’il a de force et d’intelligence ; il lui faut aussi de la douceur et de la bonté pour l’aider à supporter la monotonie de la vie ordinaire. À bord il est le plus discipliné des soldats, à terre il est le plus indépendant des hommes ; il se livre à mille folies, se grise sans vergogne, et se querelle alors avec tout adversaire qui veut bien relever son défi. En mer, il est d’une sagesse exemplaire ; il travaille sans relâche, et s’il a quelques punitions à subir, — la suppression de son quart de vin ou une heure de peloton par exemple, — ce n’est que pour des fautes légères comme celles-ci : avoir parlé dans les rangs, — peut-être bien à un camarade qui lui écrasait les talons, — ou avoir laissé son linge épars dans la batterie. Le matelot est plus ordinairement insouciant que préoccupé. Il pleure volontiers en quittant sa femme et ses enfans, mais le lendemain il y songe à peine : la délégation du tiers de sa solde qu’il leur fait calme son chagrin et met sa conscience en repos.

Je disais tout à l’heure que l’idée de la mort venait rarement attrister le marin prêt à combattre. Si je n’en étais convaincu, il me suffirait de parcourir l’entre-pont de la Dévastation. L’amiral ordonné aux batteries flottantes de s’avancer vers Kinburn, le tambour abattu, et le clairon, tant bien que mal, sonne encore le rappel au poste de combat. Les hommes sont tous là, rangés autour de leurs chefs de pièces, fixes, immobiles, comme doivent l’être des soldats sous les armes. Leur figure est aussi impassible qu’en un jour d’exercice ; on ne croirait pas assurément qu’ils vont braver de formidables dangers, que chaque instant qui s’écoule les rapproche de l’ennemi sous le feu duquel ils vont rester pendant plus de quatre heures. J’ai beau examiner leurs traits, je n’y vois nulle trace d’émotion ; je remarque tout au plus de légers mouvemens d’impatience qui ont pour cause la lenteur de notre marche.

Un silence solennel régnait dans les rangs et n’était interrompu que par la voix de M. de Montaignac de Chauvance, qui du pont, où