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si la réception qu’il nous fit était justement méritée, elle n’en avait pas moins été bien tardive.


III — LE COMBAT.

Sept heures après l’excursion dont je viens de parler, un grand mouvement se produisait parmi les équipages des divers bâtimens de l’escadre. Chefs de pièces, servans, pourvoyeurs, soutiers, tous se préoccupaient du rôle glorieux qu’ils allaient jouer la plupart pour la première fois de leur vie.

Les instans qui précèdent un combat font naître dans l’âme de celui qui doit compter au nombre des acteurs mille impressions différentes — impressions qui passent rapides comme l’éclair sans qu’aucune d’elles ait le pouvoir de l’occuper plus particulièrement. L’idée de la mort ne lui vient même pas à l’esprit. Il y a songé quelques jours auparavant : un dernier adieu est préparé pour sa famille ; c’est la Providence qui marquera le jour où il devra lui parvenir. Le sentiment du devoir et l’enthousiasme prennent la place des tristes retours, et c’est un bonheur car plus d’un courage pourrait faiblir, plus d’une main pourrait trembler. On a vraiment bien autre chose à faire : on observe ses adversaires, on regarde si l’heure qui doit amener le signal de la lutte est encore éloignée, on s’encourage mutuellement à marcher avec ensemble et précision, et l’on tient de gais propos sur la défaite probable de l’ennemi, qui de son côté, a bien le droit d’en faire autant. Puis on interroge le ciel et les vents ; le baromètre est l’objet d’attentions tout à fait inusitées, et l’œil ne quitté l’aiguille indicatrice que pour se porter satisfait sur les préparatifs menaçans qui se poursuivent de tous côtés.

À sept heures du matin, on active les fourneaux, que depuis leur arrivée devant Kinburn les bâtimens ont maintenus allumés. Plusieurs canonnières portent les derniers ordres. Le ciel est uniformément gris, l’horizon est voilé ; la mer, d’un vert sombre, agite bruyamment des lames courtes et pointues. L’atmosphère est chargée d’une épaisse fumée de charbon que la brise assez faible dissipe lentement. L’effet général du tableau est morne et sévère. Nos batteries flottantes ressemblent à ces chalands qui stationnent toute l’année sur le canal Saint-Martin. Il n’y a plus rien sur le pont ; la barre du gouvernail a également disparu ; c’est des profondeurs du navire que les timoniers feront leur service. Les tuyaux ont été démontés ; aussi la fumée que les batteries paissent échapper et qui les entoure leur donne-t-elle l’aspect de bâtimens incendiés. La Dévastation, par un reste de coquetterie, a seule conservé ses cheminées.

L’équipage, rassemblé dans l’entre-pont, écoute attentivement les