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et professe sur le mariage des opinions honnêtes, mais vulgaires. C’est lui qui se charge de révéler à Jacques le secret de sa naissance. Le troisième acte de la pièce est rempli tout entier par le désespoir de Jacques, qui demande un nom à son père et qui ne peut l’obtenir. Les récriminations de Jacques contre Sternay, les reproches amers qu’il jette ensuite à la face de sa mère, les pleurs qu’il verse après ces scènes violentes composent un tableau émouvant, et qui arrache les applaudissemens des spectateurs. En dépit des faiseurs de morale, les sentimens violens exprimés par le jeune homme ne sont, à mon avis, nullement choquans, et sont bien dans la logique de la situation. Tout homme qui se trouvera dans la situation de Jacques parlera comme lui, trouvera les mêmes colères et les mêmes sophismes. Si toute la pièce ressemblait à ce troisième acte, nous n’aurions que des complimens à faire à l’auteur.

Les deux derniers actes sont remplis par la persécution que Charles Sternay fait subir à Jacques, maintenant célèbre, et qui vient de sauver l’Europe d’une guerre imminente par son habileté diplomatique, pour lui faire accepter le nom qu’il lui a d’abord refusé. On ne peut rien imaginer de plus lâche et de plus vil que la conduite de ce misérable, qui veut faire de son fils le marche-pied de son ambition politique. Il n’a pas un geste qui ne soit odieux, il ne prononce pas une parole qui ne soit méprisable. Certes l’âme humaine contient des abîmes de platitude, mais je ne sais cependant si elle peut descendre aussi bas. Le public est sans doute de mon avis, et pense qu’un pareil spectacle est à la fois dépourvu d’intérêt et de moralité, car il a écouté ces deux derniers actes froidement, avec un certain mouvement de surprise et même de mécontentement. Sa réserve témoignait hautement qu’il ne prenait qu’un plaisir très modéré à l’odieux spectacle qui se déroulait sous ses yeux, et que pour l’honneur de la nature humaine il ne voulait pas croire à l’existence de Charles Sternay.

Tel est le Fils naturel ; ce n’est ni un bon, ni un mauvais drame. Cependant c’est un succès, et la pièce aura peut-être cent représentations. Pourquoi pas ? La curiosité publique aux abois cherche sa pâture là où elle peut la trouver. Voilà pourtant ce qu’on offre au public, sous le nom de comédie, dans la patrie de Rabelais et de Molière, de Voltaire et de Beaumarchais ! Pauvre esprit français ! grand seigneur ruiné ! il fait maigre chère aujourd’hui. L’esprit français dîne maintenant à table d’hôte, qu’on nous pardonne ce style réaliste, qui est en parfait accord avec le sujet que nous traitons. Il fait les jours ordinaires des dîners à trente-deux sous, soit le Fils naturel, et les jours de gala des dîners à trois francs, soit le Demi-Monde.


EMILE MONTEGUT.