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au burnous du premier cavalier un ton trop sombre et trop uniforme ; mais les personnages, les animaux, les eaux, le ciel, sont traités de main de maître, et l’impression définitive est poétique et excellente.

Dans la Ronde de Smyrne, un pacha placide et obèse, vêtu de rose et monté sur un maigre cheval, galope dans une rue de Smyrne, suivi de piétons armés qui ressemblent autant à des brigands qu’à des soldats. Il y a dans cette course haletante, effrénée, dans le cliquetis des armes qui étincellent, dans les gestes expressifs et violens de ces drôles, dans le bruit de leurs pieds nus sur les dalles, dans leurs cris, une ardeur, une furia qui font perdre la tête. Quelques femmes, attirées par le tumulte, se penchent aux étroites fenêtres, et donnent à la scène un dernier trait de vérité. Ce tableau, qui a été fait avec beaucoup de soin, n’est cependant pas d’un aspect agréable. Il y a trop de détails, la couleur est heurtée, les figures se détachent trop durement sur les fonds clairs, et je ne sais pourquoi le mouvement, qui va jusqu’à la frénésie, tout en frappant avec force, ne fait pas une impression franche ni complète. Titien, qui n’était pas, quoi qu’on en pense, un peintre spontané, qui reprenait à plusieurs fois, et à de longs intervalles, ses tableaux, en arrêtait dès l’origine la composition et l’action. Il savait ne pas étouffer sous le travail la fraîcheur de sa première pensée, de telle sorte que ses ouvrages les plus achevés ont quelque chose de viril, d’arrêté, de complet qu’ils doivent à sa science, et ils gardent néanmoins le charme et la vivacité de la première impression.

Il n’y a pas seulement chez M. Decamps un peintre de genre ; il y a aussi un paysagiste, et même un peintre de style. C’est ce dernier aspect de son talent qui nous permettra plus qu’aucun autre de préciser l’influence du maître sur le plus grand nombre des artistes contemporains.


II

Le paysage, qui a beaucoup préoccupé notre temps, et qui sera, je crois, dans le domaine des arts, sa plus incontestable gloire, ne date pas d’aujourd’hui. Les maîtres allemands et les maîtres italiens de la renaissance, les Florentins en particulier, l’ont employé dans les fonds de leurs tableaux avec un discernement et un goût supérieurs ; mais chez eux la figure humaine reste le sujet principal, on pourrait dire unique, de leurs compositions. Le paysage lui est subordonné ; il ne sert que de théâtre et de complément à la scène principale. Au XVIe siècle, Titien et surtout Giorgion, dans ses admirables tableaux du palais Pitti, lui donnèrent plus d’importance, et ouvrirent la voie à la grande école du XVIIe siècle, représentée