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probablement pas apprécié le genre de talent. Quoi qu’il en soit, M. Decamps resta livré à lui-même, et il fit coup sur coup, pendant les dernières années de la restauration, plusieurs voyages en Suisse, en Italie, dans le midi de la France, enfin en Orient.

La Suisse ne lui apprit rien, et je ne trouve dans ses premières lithographies que quelques traces assez insignifiantes du séjour qu’il y fit. L’Italie ne répondit pas non plus d’une manière complète à ses aptitudes et à ses goûts. Cette terre classique de la beauté ne convient pas aux natures excessives, et ce qu’il y a d’entier, de violent, d’exclusif dans l’esprit de M. Decamps ne devait pas s’arranger du calme, de l’harmonie, de la proportion qui distinguent l’Italie. Le pittoresque ne lui manque cependant pas, et M. Decamps y a trouvé, outre quelques-uns des motifs de ses plus beaux paysages, de nombreux sujets anecdotiques qu’il a traités avec son talent habituel. On comprend, néanmoins qu’un pays où la grandeur est unie à toutes les grâces, où les formes sont précises, toujours élégantes, et revêtues d’une couleur diaphane et magique, comme d’un vêtement léger, soit un contradicteur muet, implacable et incommode pour un homme qui a certes, et à un très haut degré, le sentiment de la beauté, mais que le bizarre, l’imprévu, tout ce qui a un caractère violent et original, séduit également. C’est l’Orient qui révéla à M. Decamps toute la portée de son talent, et qui lui montra qu’il était fait pour peindre autre chose que des singes, des chasseurs et des gamins. Les oppositions extrêmes d’ombre et de lumière, les scènes imprévues, les figures étranges, la vivacité, la variété des couleurs et des costumes toutes les discordances et les bizarreries qui s’harmonisent si merveilleusement dans ce pays magique, devaient vivement frapper son imagination de coloriste. D’autre part, la nature sobre de la côte d’Asie, cette mer, ce ciel splendide, les grands horizons du désert, ce que les habitans de cette terre patriarcale ont gardé de la beauté et des habitudes antiques firent une impression profonde et indélébile sur ce qu’on pourrait appeler le côté poétique de son talent. Mais ce sentiment vif d’une autre nature et d’un autre art, ce sentiment qui inspire, qui domine la plupart des œuvres de sa maturité ne se montre que par instant et en concurrence avec d’autres préoccupations dans ses premiers ouvrages. Il semble, et c’est un trait bien remarquable de ce bizarre esprit que M. Decamps ait laissé pendant longtemps ses meilleures impressions grandir et se développer en silence. Il ne leur emprunte d’abord que des sujets qui ne dépassent guère en importance ceux de ses premiers essais, et tous ses efforts dans cette phase de son développement sont concentrés sur les détails techniques et de métier, si bien qu’on se demande s’il n’a pas confondu un moment le but de l’art avec les moyens qui servent à l’exprimer, et on s’explique