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bien le jeune pâtre qui se livre à des jeux folâtres, durant la saison des pluies, avec les filles de la forêt. Ce sont ses amours que représentent les bayadères par les pantomimes qui accompagnent leurs danses passionnées. Sur les piliers et sur les frises des pagodes dédiées à Vichnou, c’est encore Krichna chef des bergers que l’on voit paraître, tantôt sous les traits d’un joueur de flûte, coiffé de la tiare, dont les bêtes sauvages viennent lécher les pieds, tantôt souriant et revêtu des attributs de la Divinité, tel qu’il aimait à se révéler à ses adorateurs. Krichna n’est pas le dieu terrible devant lequel on tremble ; il est le dieu bienveillant et débonnaire, — tel que le rêvent les libertins et les paresseux, — le dieu que l’on aime, en qui l’on espère, parce qu’il a dit : « Quels que soient les crimes dont vous vous êtes souillés, brahmane, guerrier, marchand ou simple cultivateur, invoquez mon nom à l’article de la mort, et vous serez sauvés. »

Un dieu qui ouvrait les portes du paradis si facilement et à tous les mortels, sans acception de naissance, n’avait pas besoin d’être Aryen pour devenir populaire dans l’Inde. On peut dire qu’il ne l’était pas par le fond même de sa doctrine. Eût-il été de la race altière et égoïste des conquérans, il ne pouvait apparaître aux yeux des castes inférieures autrement que sous les traits d’un héros de la race indigène, car il l’émancipait de la tutelle brahmanique. La doctrine de Krichna diminuait de droit la puissance des deux fois nés. Entre la divinité bienveillante et l’homme de la plus humble condition ne s’interposait plus le brahmane avec sa morgue héréditaire, son pédantisme philosophique et les mystères de son rituel. Le sacrifice et l’offrande, quoique toujours recommandés, cessaient d’être absolument nécessaires au salut du vrai croyant. Enfin Krichna n’était pas exclusivement le dieu du brahmanisme et des Aryens, devenus maîtres du pays par droit de conquête. Il était plutôt le dieu des bergers, des habitans de la campagne, des manans au milieu desquels il avait passé la première et la meilleure partie de sa vie. Les pasteurs n’avaient-ils pas eu l’honneur de le voir sous ses traits divins avant que les riches et les grands se doutassent de sa véritable nature ? Chose étrange, tandis que des philosophes imbus des idées brahmaniques expliquaient dogmatiquement la doctrine panthéistique de la divinité répandue partout et s’incarnant de loin en loin pour remettre en ordre la machine terrestre, tandis que ces mêmes rêveurs désignaient sans hésiter à quels personnages réels et historiques revenait l’honneur d’avoir été investis des attributs de la divinité incarnée, l’imagination des peuples s’enflammait tout simplement pour les héros divinisés dont on racontait les légendes merveilleuses. Si les brahmanes, reconnaissans envers les rois qui avaient protégé leur secte, décernaient à ceux-ci les hon-