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coup moins de noblesse comme homme que comme dieu. La doctrine qui lui a emprunté son nom se recommande par de fort belles pensées, supérieures à celles qui avaient eu cours dans l’Inde jusqu’alors, tandis que, dans ses actions comme prince et comme guerrier, il n’y a rien qui l’élève au-dessus de la nature humaine. Sans doute, en mettant à mort de sa propre main des rois odieux à la secte de Vichnou, il mérita bien de la faction brahmanique vouée à la doctrine nouvelle ; mais il ne prêcha jamais cette doctrine autrement que par des miracles. En sa qualité de kchattrya, il ne pouvait enseigner, et les brahmanes, qui lui refusent ce droit dont ils sont si jaloux, lui accordent sans hésiter celui beaucoup plus considérable de commander aux élémens et aux créatures. Et pourtant ce maître des mondes se laisse dominer par ses passions et battre par ses ennemis ! Son histoire, fort amusante à lire et faite pour plaire à des peuples enfans, n’a point ce caractère de grandeur, cette autorité imposante qui commande le respect et inspire la confiance.

On est donc tenté de se demander comment il se fait que Krichna ait été accepté comme dieu par la tradition, comment il est arrivé que ce petit roi d’un état secondaire qui passa la première partie de sa vie à faire danser au son de sa flûte les filles de Vrindavan, et la seconde à défendre son royaume envahi, ait obtenu les honneurs de l’apothéose. Sa mort même n’eut rien d’extraordinaire, rien de merveilleux. Parvenu à l’extrême vieillesse, il périt dans la forêt par la flèche d’un chasseur qui le prit pour un antilope, ou plus vraisemblablement de caducité. Tous les passages du Mahâbhârata ou Krichna est représenté sous les traits d’un dieu semblent être des interpolations ; on peut les retrancher sans que le récit en souffre. Il y a plus ; on serait en droit de douter que Krichna appartînt à la pure race des Aryens[1]. Son nom signifie noir, et les poètes célèbrent à l’envi la couleur foncée de son visage, qu’ils comparent au reflet bleuâtre de l’aile du corbeau ; Les peintres et les sculpteurs, qui ont représenté si souvent son image sur les manuscrits et dans les temples, lui prêtent toujours la physionomie fortement accentuée qui distingue les tribus de caste inférieure adonnées au travail des campagnes.

Le secret de l’engouement des Hindous pour le berger de Vrindavan, il faut le chercher hors du sentiment national et patriotique. L’idée religieuse pactisant avec les faiblesses humaines, voilà ce qui a fait la fortune du culte de Krichna. Dans les chants populaires composés en son honneur, soit en sanscrit, soit en langue moderne, ce n’est point le héros, le roi de Mathura que l’on invoque, mais

  1. Il était de race royale et fils de kchattrya par son père Vasoudéva ; mais ayant été élevé dans la maison du vaïcya Nanda, on le nomme souvent le fils du vaïcya.