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ravins qu’il fallait descendre, les collines qu’il fallait gravir, les tranchées qu’il fallait escalader, et toujours au milieu des pierres, des boulets, des bombes, des mitrailles et des éclats d’obus. J’ai dépensé quarante-cinq minutes à faire la route de Streleska à Sébastopol ; on en mettrait quinze tout au plus, si le chemin était plat. Ce que je vis au terme de cette pénible course, ce n’est point une ville, mais un immense amas de décombres. Ce que le canon avait épargné dans sa colère aveugle, l’incendie et les mines l’avaient détruit. Que de richesses englouties sous ces maisons effondrées, dont les murs s’écroulent encore au tremblement que produit dans les rues le passage des lourds chariots ! Et puis ce n’est pas assez : écoutez les boulets qui sillonnent l’atmosphère, écoutez les bombes qui éclatent sur votre tête ; les uns viennent ricocher dans ces ruines, la pierre et le plâtre volent de tous côtés ; les éclats des autres vont tomber à vos pieds, ou se loger dans quelque lambeau de toiture.

J’ai fait le tour de la ville les pieds continuellement dans le plâtre et la cendre, c’est plus que je ne voulais faire ; en ce moment d’ailleurs, un trop long séjour n’eût pas été sans danger : on transportait de temps en temps autour de moi des soldats blessés, et ma qualité de promeneur ne me rendait pas invulnérable.

Après avoir cueilli une fleur dans le jardin du prince Menchikof, après m’être désaltéré aux fontaines de la ville, quoique l’eau fût détestablement saumâtre, je repris le chemin de notre batterie, non sans m’éloigner soigneusement des Anglais qui se trouvaient sur mon chemin. J’ignore si l’habit rouge est au boulet ce que le paratonnerre est à la foudre : ce que je sais, c’est qu’un seul groupe couvert de l’uniforme écarlate avait le don de faire pleuvoir le fer dru comme grêle. De tranchée en tranchée, j’arrivai enfin, épuisé de chaleur, à ma Dévastation, tellement défigurée par la suppression de ses mâts, que je ne la reconnus pas d’abord.

Le 7 octobre, notre bâtiment quittait Streleska, précédé de la Lave et de la Tonnante, pour aller… Où ? C’est ce que nous ignorions encore ; mais chacun se disait qu’après avoir heureusement terminé une première campagne toute maritime, nous allions enfin commencer une campagne militaire.


H. LANGLOIS.