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érigeaient une poudrière destinée à recevoir l’excédant des munitions déterminées par un ordre du jour, devinant un prochain départ, je me hâtai de visiter Sébastopol. J’étais allé déjà voir Malakof, où treize jours auparavant une effroyable mêlée décidait en faveur de nos armes la victoire si longtemps incertaine. Dans cette première excursion, il m’avait été impossible de pousser plus loin : un malaise soudain m’avait pris à la vue de ces cadavres bleuis par la chaleur ; exhalant une odeur infecte, attendant, la face contre terre, à demi pris sous les talus, que leur tour fût venu d’être dégagés et d’obtenir la sépulture[1].

Le corps d’un ennemi mort sent toujours bon. Si ce n’est pas mon avis, ni le vôtre, ce doit être celui d’un Anglais que je trouvai en extase devant une main décharnée qu’il venait de déterrer : il la tenait à la hauteur de sa figure, la retournait en tous sens avec un flegme de docteur, ou plutôt… d’Anglais. Il examinait attentivement la peau jaunie comme de la cire vieille, les ongles qui avaient démesurément crû sous terre, et murmurait entre ses dents : Very droll, very comical !

Ne voulant plus être exposé à jouir malgré moi de la vue de ces amphithéâtres en plein air, j’avais attendu que l’enlèvement des derniers morts fût terminé pour me risquer une deuxième fois. Je jugeai le moment opportun quand je vis la Dévastation faire sa toilette de combat.

Lorsqu’on est au sommet des monticules qui entourent Streleska et descendent à la mer par une pente doucement accidentée, on aperçoit le fort Constantin et la ligne de batteries en terre qui s’étend jusqu’à l’entrée de la Tchernaïa. Ces batteries n’étaient reconnaissables qu’aux minces colonnes de fumée blanche qui s’en échappaient de moment en moment. On pouvait croire alors n’avoir qu’un court chemin à parcourir pour atteindre la ville ; on comptait sans les

  1. On ne devra pas s’étonner de m’entendre dire qu’après quatorze jours il restait encore des morts non enterrés, si l’on songe que dans cette affaire nos pertes et celles des Russes furent considérables. Pendant trois heures, les Russes, retirés dans les ouvrages retranchés de Malakof, tentèrent, par d’énormes sacrifices, de reprendre cette place ; les Anglais, de leur côté, repoussés plusieurs fois dans leurs assauts sur le Redan, voyaient tomber bon nombre des leurs. Ce ne fut que le 9, peut-être bien le 10, — il fallait s’occuper du transport des blessés d’abord, — qu’on put commencer les enterremens. Or il fallait ouvrir des fosses dans un terrain rocailleux, et quelles fosses ! J’en vis une qui contenait à elle seule deux cents Russes ! Les Anglais chargés de la pénible besogne de les entasser, de les arrimer, s’en acquittaient avec le plus grand soin : ils ne perdaient pas un pouce de terrain… Chaque rangée, recouverte de terre et de chaux, en supportait une autre, et cela s’élevait ainsi, comme je viens de le dire, jusqu’à concurrence du chiffre de deux cents. Encore était-on obligé, pour rassembler ces cadavres, de les dégager des fascines, des sacs de terre et des éboulemens.