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se dirigeaient vers le même but. Dans les grands jours d’attaque, le ciel en était obscurci.

L’ennemi, harcelé par ces batteries de mortiers invisibles, tirait au juger. Le hasard, — il entre pour beaucoup dans les choses de la guerre, — fit que durant plusieurs jours les projectiles de toute espèce et de tout calibre vinrent pleuvoir dans la baie. Ce déluge amusa fort les matelots, qui suivaient avec intérêt les rides circulaires que formait chaque boulet ou obus en disparaissant sous l’eau.

La baie de Streleska atteint une assez grande largeur à son milieu, mais les deux extrémités se resserrent ; les rives ne sont pas également abordables à cause des éboulemens d’une sorte de pierre calcaire que la mer inonde et rend plus dure que le granit. L’œil est néanmoins satisfait de l’ensemble : l’herbe verte qui croît de toutes parts, et entoure la baie comme une écharpe, fait bien au-dessus de ses falaises en miniature. Le côté est paraît le moins gai, si l’on s’arrête aux ruines d’un village qui devait être habité par de pauvres cultivateurs, et que l’incendie, cette arme terrible que la Russie tourna toujours contre elle-même, a couvert d’un crêpe noir et lugubre.

Vis-à-vis de ce village en ruines s’étend une plage en terre grise de niveau avec la mer. Sur cette plage, les camps environnans envoyaient chaque jour laver le linge. C’est en visitant ce lavoir éminemment national que j’appris une foule d’anecdotes sur Streleska. Je n’en veux citer qu’une seule qui divertit longtemps les hôtes habituels du lavoir. C’était aux beaux jours de la canonnade. Les bombardes mouillées dans la baie avaient attiré l’orage, et la fonte, dirigée au hasard, frappait partout, regrettant de ne trouver que la pierre et l’eau pour pâture. Le lavoir de Streleska semblait, en dépit des bombes, jouir d’une tranquillité parfaite. On s’habitue à tout, dit-on ; ce doit être vrai, car ces paisibles soldats n’en continuaient pas moins de laver le linge du régiment avec une attention soutenue. Ce n’est point par crainte de quelques éclats d’obus qu’on se fût permis de faillir à l’accomplissement d’une mission aussi délicate. Ce sang-froid, cette force morale, qui ne se démentent jamais et forment pour ainsi dire le fond du caractère français, feront toujours de nos soldats les premiers du monde.

Tout à coup, interrompant une conversation savante sur la manière de préparer une bonne lessive, une bombe tombe au milieu des blanchisseurs et fait son trou dans la terre molle. Chaque troupier se hâte d’embrasser le sol, — on n’ignore pas que c’est l’unique moyen d’éviter les éclats, même à deux pas de la bombe ; — un seul pourtant ne suit pas cette manœuvre, il se penche au-dessus du trou