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bords, le fort Constantin nous fit l’honneur d’une salve vigoureuse ; ses boulets tombèrent à une vingtaine de mètres de la Dévastation, qui passa sans se presser. Le salut était digne d’une batterie flottante ; c’était le baptême donné à l’œuvre de l’empereur.

Nous étions donc en Crimée ; cette terre promise, que nous ne devions jamais aborder, nous était ouverte. Le canon des forts du Nord grondait toujours ; nous en étions si peu loin, que le sifflement des projectiles parvenait jusqu’à nous. Le lendemain, nous comptions visiter Sébastopol.

Coupées de baies profondes, abritées des vents par des talus élevés, les côtes de la Crimée, grâce à Dieu, nous ont efficacement protégés contre les catastrophes maritimes de tout genre qui sont la conséquence presque fatale d’un rassemblement de flottes considérable. La baie de Kamiesh contenait à elle seule, à l’époque de notre arrivée, plus de trois cents navires appartenant au commerce. Quand on a vu les tempêtes violentes dont la Mer-Noire est si souvent le théâtre, on se demande ce qui serait advenu si, au lieu d’avoir un mouillage sûr à Kamiesh, Kasatch et Streleska, les escadres anglaise et française se fussent tenues en pleine mer sur leurs ancres, ou dans de perpétuelles croisières ?

Des trois baies que je viens de nommer, Streleska est la plus rapprochée de Sébastopol. On en a peu parlé pendant la guerre, parce qu’alors l’attention s’attachait obstinément à la baie de Kamiesh. Située hors de la portée des canons russes, vaste et profonde comme un bassin, bâtissant en l’espace de quelques mois toute une ville sur ses bords : église, arsenaux, hôpitaux et théâtre, Kamiesh, centre d’un commerce des plus actifs, se recommandait d’elle-même à l’attention de l’Europe, et il n’est pas étonnant qu’on se soit en sa faveur fort peu préoccupé des autres points. Kasatch même, ce port de guerre et de commerce de l’Angleterre en Crimée, séparé de Kamiesh par une étroite langue de terre, eut à peine l’honneur de quelques mentions.

Cependant Streleska, tout autant que Kamiesh, a bien gagné sa page dans l’histoire. Ce lac tranquille, où nos vaisseaux trouvèrent jusqu’à quarante pieds d’eau, ne s’agita que sous les efforts des violentes brises du nord. En 1854 et au commencement de 1855, les bombardes des deux nations vinrent y combattre. Leur mâture, très peu élevée du reste et dissimulée par les promontoires accidentés du côté ouest de la baie, ne donnant aucun point de repère à l’ennemi, elles purent presque impunément l’inquiéter et lui faire éprouver des pertes sensibles. Leurs bombes atteignaient les ouvrages russes de la Quarantaine, passant au-dessus des batteries françaises et rencontrant dans leur course des compagnes parties de moins loin, qui