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fermés, empêchait de se renouveler l’air que viciaient, outre la chaleur du temps, les évaporations de la boulangerie et des cuisines. Lorsque la machine chauffait, — ce qui avait lieu chaque fois que nous touchions ou que nous laissions un point de relâche, — le thermomètre marquait dans ma chambre (située au-dessus de la machine) jusqu’à 45 degrés.

Nous fûmes rejoints et devancés par plusieurs transports du commerce affrétés par le département de la guerre. Rien n’était plus curieux que l’aspect de ces étroits vapeurs, déjà très élevés sur l’eau, et portant encore, montés sur les bastingages, dans les haubans, sur la dunette, accrochés aux manœuvres et perchés jusque sur le tambour en fer qui entoure le tuyau des fourneaux, des soldats de tous les régimens, riant, chantant, et saluant quand ils passaient près de nous. L’ensemble multicolore des uniformes produisait un effet singulier. Ces transports, écrasés sous le nombre de leurs passagers, ressemblaient à ces fruits énormes sur lesquels viennent s’abattre en bourdonnant des myriades de petites mouches diaprées qui reproduisent sous tant de couleurs différentes les rayons qu’elles reçoivent du soleil. Nous rencontrâmes également des vaisseaux anglais chargés de troupes. Le vêtement pourpre dont l’Angleterre habille ses soldats formait au-dessus des lignes blanches à dentelures des batteries un large liston écarlate se reflétant dans la mer comme une longue traînée de sang.

L’Albatros fit un arrêt d’une heure environ à Milo, la première des îles de l’Archipel, pour prendre un pilote et déposer le cadavre du malheureux chauffeur. La Dévastation prit aussi son pilote. Les deux vieux routiers qui connaissaient par cœur l’Archipel mieux qu’un cocher de fiacre ne connaît les rues de Paris devaient s’attacher à nos destinées jusqu’à Beïcos.

En deux jours, nous avions franchi la mer Egée. Paros, Syra, Andros, Chio, Scyros, Lemnos et Ténédos furent bientôt derrière nous. Les deux bâtimens allaient maintenant s’engager dans le détroit des Dardanelles. Ce détroit offre quelques beaux sites, quelques belles campagnes qui reposent agréablement les yeux du spectacle un peu monotone des îles grisâtres qui parsèment l’Archipel. Ces îles, si belles à voir de loin, ne sont de près pour la plupart que des montagnes abandonnées, sans végétation aucune, couvertes du sommet à la base de terres volcaniques et pulvérulentes.

C’est à mon avis le côté du détroit appartenant à la Turquie d’Europe qui présente, le plus splendide panorama. Il y a là des collines richement boisées, une verdure luxuriante, des fonds de ravin en culture, une profusion de plantes à larges feuilles, inutiles et gracieux ornemens d’une nature aussi coquette que prodigue. Nous