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— petit chef-d’œuvre des ateliers si renommés de Cherbourg, — nous laissa avec le canot du commandant défoncé et les chandeliers ou porte-manteaux tordus. Il fallut constater de plus les bris de notre gouvernail latéral de tribord, les bastingages démolis et plusieurs jambettes[1] cassées au ras du pont : toutes parties vulnérables. Notre armure cependant avait résisté : un bâtiment qui s’y fût attaqué ne pouvait que succomber dans le choc.

L’amiral nous quitta presque aussitôt, nous laissant entre les mains de ce tuteur brutal qui, sous le prétexte fallacieux de donner la main à son fils adoptif, venait de lui écraser les membres, et nous voguâmes de nouveau.

Le trajet d’Alger à Malte fut des plus heureux. Toujours beau temps, mais plus que jamais des chasses-croisés effrayans. L’Albatros avait maladroitement enlevé une partie de nos moyens de gouverner ; il en supporta les conséquences, et ce fut justice. L’oiseau à qui l’on retranche les plus belles plumes de son aile et la liberté tendra toujours à voler circulairement, au lieu de suivre la ligne droite.

Le 6 septembre, vers onze heures du soir, par une nuit bien sombre, nous jetions l’ancre dans le port de Malte. Comme la Dévastation n’y fit qu’un séjour de vingt-quatre heures, on me permettra de ne pas m’étendre sur Malte plus que sur Alger. Je me bornerai à noter un événement douloureux qui coïncida avec notre départ de cette île : un ouvrier chauffeur de la frégate eut la tête broyée dans la machine, et il fallut stopper pour arracher le cadavre de ce malheureux à l’instrument de son supplice. La mort avait été instantanée. Nous mîmes, à l’exemple de l’Albatros, notre pavillon en berne, et les deux navires en deuil reprirent leur marche pour ne plus s’arrêter qu’à Milo, et y déposer le corps de la victime.

Dans la matinée du 11 septembre, la Dévastation avait en vue le cap Matapan. Le soir, elle passait non loin de Cythère. L’Archipel fuyait devant nous à l’infini : vaste tapis du bleu le plus pur parsemé de distance en distance par une quantité innombrable d’îles que la fable et l’histoire ont rendues célèbres, s’annonçant par une teinte douce, vaporeuse, délicate, sur laquelle la vue s’arrêtait avec délices. Durant le jour, l’atmosphère était brûlante ; — malgré les tentes qui abritaient le navire des atteintes du soleil, on respirait péniblement un air chaud, lourd, énervant, que pas un souffle de vent ne venait rafraîchir. Les nuits étaient plus agréables, encore fallait-il rester fort tard sur le pont, car l’équipage, entièrement contenu dans la batterie, dont presque tous les sabords demeuraient

  1. Pièces de bois dépendant de la membrure.