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L’impulsion était donnée, nous ne pouvions échapper à un abordage. Notre machine souffla, grinça, martela bien fort pendant quelques minutes ; mais que pouvait-elle faire, la prétentieuse ? L’Albatros se laissa tomber sur nous. Mus par une même pensée, nous nous penchâmes tous au-dessus des bastingages pour voir quel sort attendait les canotiers de l’amiral. Auront-ils le temps de se dégager ? Leur baleinière va-t-elle se trouver broyée avec eux entre les deux bâtimens ? Au seul coup d’œil que nous pûmes jeter à ces malheureux, — car l’Albatros nous touchait de son arrière, faisait voler en éclats les deux canots du commandant, et tordait comme du fil de laiton les épais chandeliers en fer qui les supportaient, — nous ne vîmes plus que deux hommes sur huit, cherchant à couper, — je le croyais du moins, — l’amarre qui les retenait. Presque aussitôt, au bruit du choc des deux navires et du râle de nos pauvres embarcations vinrent se mêler les cris de l’équipage annonçant plusieurs hommes à la mer.

J’étais ému, — on le serait à moins, — mon cœur battait de crainte et d’espoir à la fois. Je regardai autour de moi, la mer était tranquille. S’était-elle si tôt refermée sur ses victimes ? Çà et là flottaient un chapeau, une gaffe, un aviron, les lambeaux épars de nos embarcations, et je n’apercevais pas une ride sur cette surface sombre, pas un mouvement qui pût me faire supposer la présence d’un homme. Tout à coup une idée poignante me saisit. À quelques mètres de l’arrière, mes regards s’arrêtèrent sur un aviron dont la pelle sortait de l’eau ; cette position oblique n’était évidemment pas naturelle : je me figurai que peut-être l’un des hommes s’était cramponné à sa poignée et qu’il se tenait entre deux eaux, attaché à ce faible point d’appui. Je restai sans voix pendant quelques secondes, cherchant à expliquer ce que je voyais, l’œil fixe, suivant avec angoisse ce bâton flottant, et ne songeant pas que mon inaction, mon silence arrachaient peut-être la vie à l’un de mes semblables qu’un prompt secours eût pu sauver. Fort heureusement mes suppositions ne se trouvèrent pas fondées. Les timoniers, plus habitués que moi à ces sortes d’événemens nautiques (car on ne les compte pas quand on a l’habitude de la mer), et surtout plus prestes, avaient déjà porté les secours nécessaires La baleinière de l’amiral était intacte, et son équipage eut bientôt fait disparaître les traces de son bain forcé. Quant aux deux canotiers, s’ils étaient restés calmes à leur poste, c’est qu’ils avaient pensé que le tambour de l’Albatros empêcherait les bâtimens de se joindre complètement, et qu’ils se trouveraient hors de tout danger. Ils couraient cependant les mêmes chances de périr, car un simple tour en arrière des colossales roues de la frégate les eût inévitablement engloutis.

Ainsi cet abordage, qui pouvait causer la perte d’une baleinière,