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ville et fait vibrer les vitres des maisons voisines. Chaque pièce recule sous les efforts de la poudre, tout tremble à bord, les cloisons en toile se disjoignent, les meubles mal assujettis roulent sur le plancher. Cependant les chefs de pièces tirent chacun à son tour ; que sera-ce donc quand les seize canons tonneront à la fois ? M. de Montaignac de Chauvance est là, jugeant de la valeur des coups et les rectifiant au besoin. Ses officiers, un colonel d’artillerie et plusieurs officiers du même corps sont près de lui. L’équipage déploie tout son talent ; il ne veut pas donner un démenti à sa réputation. L’acteur se prend d’émulation et interprète mieux son rôle lorsqu’il se sent observé par un public connaisseur.

Toucher un but placé à une distance de huit encablures (1,600 mètres), quand ce but est un tonneau visible seulement par le pavillon qui le surmonte, cela est plus difficile qu’on le pourrait croire. Le but fut touché pourtant ; les autres coups ne s’en éloignèrent que fort peu, et furent toujours tirés dans une bonne direction. Je dois dire que tous les chefs de pièces avaient été choisis parmi les meilleurs canonniers brevetés. Si la galerie n’applaudit pas au mérite des plus adroits pointeurs, elle n’oublia pas de leur témoigner sa satisfaction par de chaudes félicitations, et les noms de Chasle, Gédon, Letaillanter et Louis dit Mondo furent salués comme étant ceux de braves marins dignes de servir d’exemple aux canonniers présens et futurs.

La Dévastation reçut, comme à son premier point de relâche, de nombreuses visites, qui cessèrent forcément au bout de deux jours. Deux jours avaient suffi pour remplacer le charbon dépensé. Nous partîmes d’Algérie 31 août. Ainsi vingt et un jours s’étaient écoulés depuis que nous avions quitté Cherbourg, et, sauf le passage du golfe de Gascogne, nous avions été favorisés par des temps admirables. Que signifiaient donc les fâcheux pronostics qui nous avaient tant de fois importunés avant notre départ ? Les Cherbourgeois ne devaient-ils pas s’avouer qu’ils avaient compté sans la Providence ? Il est vrai que nous n’étions pas encore au terme du voyage.

À peine sortis du port d’Alger, un de ces accidens si graves et si communs à la fois dans la vie maritime vint nous prouver qu’il était sage de ne pas envisager l’avenir avec trop de confiance. J’eus en même temps l’occasion d’admirer l’homme de mer, non plus aux prises, comme dans une tempête, avec des élémens que ni l’adresse ni les plus savans calculs ne sauraient vaincre, mais déployant toute son énergie vis-à-vis d’un danger que le sang-froid et la pratique de la navigation peuvent éviter. Je veux parler d’un abordage. Les rencontres entre deux navires ont souvent des suites déplorables. Les deux bâtimens peuvent couler tous deux, ou l’un peut faire sombrer