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on y recueille parfois et de quel jour fâcheux la vie de bord éclaire trop souvent la sottise humaine !

Après avoir perdu de vue Cadix, on atteint assez vite le cap Trafalgar ; on entre alors dans un détroit d’un aspect étrange, le détroit de Gibraltar. Nous naviguions dans une eau jaunâtre, droite, unie comme celle d’un bassin, nuancée par places d’une couleur plus sombre, effet produit par un vent léger qui frappait inégalement sa surface. C’était un miroir dépoli par le contact d’une haleine. À l’aide d’une longue vue, je pus aisément distinguer la terre. À droite et à gauche s’élevaient des montagnes dont la crête se perdait dans les nues ; la teinte bleu tendre de ces hautes chaînes offrait des tons si fins, si vaporeux et si riches à la fois, que les plus habiles pinceaux auraient en vain, je le crois, essayé de les reproduire. Ces montagnes étaient entrecoupées de ravins profonds, de forêts et de villages. Je pus distinguer les fortifications et les maisons de neige de Tarifa, — encore un petit coin de l’Andalousie. De temps en temps, un brouillard épais se formait le long de la terre et m’arrêtait dans mes observations ; mais il disparaissait aussitôt, et après nous avoir enveloppés à notre tour, il s’éloignait comme un nuage honteux de se promener seul dans un ciel pur.

Ce passage dura quelques heures, puis je ne vis plus que l’horizon partout, — barrière impitoyable qui sépare le marin du monde vivant. À bord, les distractions sont rares, je l’ai dit ; aussi saisit-on les plus légères avec empressement. Lorsque nos yeux parcourent cet horizon que la pensée seule, a le droit de franchir pour rendre une silencieuse visite à ceux qui nous sont chers, ils s’arrêtent parfois sur un petit point noir qui va toujours grandissant. Ils le suivent, s’y attachent obstinément, et si ce point noir est un beau navire que des qualités supérieures font filer promptement, ils le voient passer avec plaisir, car c’est encore une grande satisfaction de songer qu’on n’est pas seul sur cette plaine infinie.

Je goûtais un véritable plaisir chaque fois que le commandant passait l’inspection du personnel. J’aimais à voir rangés sur une double ligne ces hommes robustes, d’une taille si colossale, que les titans ne les eussent pas reniés pour leurs descendans. Les ordres ministériels avaient été ponctuellement exécutés : la Dévastation était vraiment montée par un équipage d’élite. Dans ces inspections assez fréquentes, je remarquai souvent un quartier-maître portant sur la poitrine la croix de la Légion d’honneur. Un jour je le questionnai sur les circonstances qui lui avaient valu cette décoration, et voici ce que j’appris.

Jean-Charles Lamy avait été enrôlé, au début de la guerre d’Orient, dans le quartier maritime de Calais, auquel il appartient encore.