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se détache de la façon la plus vive et la plus saisissante sur le fond mobile et fuyant de la légende. Krichna, on le sent, n’est pas un être fantastique, inventé pour les besoins d’une secte ; il appartient à l’histoire et à l’humanité : seulement ses adorateurs, en écrivant le livre de sa vie, y ont ajouté des vignettes et des enluminures à toutes les pages. Il en est résulté une épopée champêtre tour à tour gracieuse et terrible, touchante et grossière, où l’esprit païen se reflète tout entier avec ses aspirations du spiritualisme et ses entraînemens sensuels.

L’enfant grandit sous les yeux de sa mère, qui tremble à chaque instant pour ses jours, bien qu’elle ait foi en ses hautes destinées. À dix ans, Krichna va courir la forêt avec ses jeunes compagnons. Dans ces courses vagabondes, où elle ne cherchait que les plaisirs et les jeux de son âge, la bande joyeuse est assaillie par les démons qui conspirent sans relâche contre la vie de Krichna. Pareil au petit Poucet du conte des fées, celui-ci reconnaît toujours l’ogre caché sous la forme d’un cheval, d’un loup, d’un oiseau, et, après l’avoir démasqué, il le met à mort. Peu à peu l’enfant divin va devenir le roi des bergers, qui s’habituent à invoquer son nom dans les périls, et les filles de ces mêmes bergers, fascinées par la beauté du jeune homme, chantent ses louanges à l’envi. Il arrive un moment où toutes les bergères[1] de la forêt de Vrindavan sont folles d’amour pour Krichna ; il les a ensorcelées. Nuit et jour, elles pensent à lui, parlent de lui, et soupirent après lui ; mais de même que le soleil éclaire tous les objets et verse sur chacun d’eux tout l’éclat de sa lumière et tout le feu de ses rayons, de même aussi l’amour d’un dieu peut remplir tous les cœurs sans s’épuiser jamais. Krichna se communique à chacune des jeunes filles qui l’aiment ; il multiplie sa forme humaine pour répondre à la tendresse passionnée de ces mille et mille amantes, et chacune d’elles croit posséder seule le cœur du héros qu’elle adore.

On conçoit que ce dogme de l’amour divin, présenté d’un certain côté par des poètes sensualistes, ait donné lieu à des récits d’une licence extrême. La tradition antique avait raconté ces détails de la vie du dieu avec décence, avec gravité même ; après elle, le récit populaire est venu tout gâter. Ainsi, au retour de la saison pluvieuse, qui redonne la vie aux campagnes brûlées, lorsque le coucou noir anime les bois de sa voix joyeuse, et que le paon danse sur les branches des arbres au bruit de la foudre[2], la légende nous montre

  1. Il serait plus correct de les appeler des laitières, milk-maids, comme on dit en anglais. Les troupeaux des anciens Hindous consistaient en gros bétail ; c’était leur principale richesse, de là leur tendresse pour les vaches et les veaux, et leur respect pour les bœufs.
  2. Les Hindous croient que le paon danse de joie quand il entend le bruit du tonnerre.