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n’est pas cela… — Et, se frappant le front soudain : — Oui, cette idée est admirable… Il n’y a que ce moyen de réussir… Il faut…

— Il faut… répéta Fernando.

— Il faut l’enlever…

Dix minutes après, l’hidalgo volait plutôt qu’il ne marchait vers la demeure de Rosario, et une riche voiture emportait presque aussitôt nos deux amans à travers la ville. Quand le père de Rosario rentra le soir, il ne vit plus sa fille venir à sa rencontre. Les appartenons étaient tristes et déserts, une lettre seule frappa ses regards ; elle portait pour suscription : A mon père. Le pauvre homme l’ouvrit précipitamment ; ses mains tremblaient, il pressentait un malheur. Voici ce qu’il lut :


« Mon père,

« J’ai besoin d’implorer votre pardon, car ce que je fais est mal, bien mal. Vous m’aimez tant que je vais vous causer un chagrin cruel ; mais moi aussi, mon père, j’aime, et c’est cet amour qui me fait commettre une action blâmable. J’ai fui votre maison pour suivre celui à qui j’ai donné ma vie. Me le pardonnerez-vous jamais ? »

Suivaient la signature et une adresse. Ému et pâle de douleur, le père ne se laissa pas dominer par l’émotion. Il se dirigea à la hâte vers l’endroit que lui désignait sa fille, serrant dans ses doigts crispés la lettre fatale. Rosario, dès qu’elle l’aperçut, se jeta à ses genoux : il la releva et la pressa tendrement dans ses bras ; mais, lorsqu’il vit devant lui don Fernando d’Alcantara respectueusement incliné, ce ne fut pas la colère qui anima ses traits, ce fut la surprise. Il venait de reconnaître dans l’amant de sa fille le jeune homme qui, le matin même, s’était présenté dans son bureau au nom du señor Lopez. Le père de Rosario n’était autre que le commerçant, il avait lui-même, sans le savoir, donné le conseil d’enlever sa fille !

À ce dénoûment imprévu, je partis d’un franc éclat de rire. Je m’attendais à une histoire d’amour bien compliquée, à quelque imbroglio digne d’inspirer Lope de Vega ou Calderon, et je rencontrais une scène de vaudeville. Mon guide ne riait pas, lui ; il conservait un sérieux qui me surprenait. — Ce que vous ne savez pas encore, monsieur, c’est que je viens de vous raconter un chapitre de l’histoire de ma vie. Rosario était ma fille.

Je ne ris plus du tout, et je m’aperçus que les yeux du vieillard étaient humides.

— Je les ai aimés tous deux pendant cinq ans, acheva-t-il. Le ciel me les a pris, monsieur, et d’heureux, de riche que j’étais, il m’a fait ce que vous voyez.