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plus graves, Il fallut en changer et continuer de marcher à l’aide de nos faibles moyens en attendant le lever de l’aurore. L’Albatros ne nous rejoignit que le lendemain. Une partie de la journée se passa à installer de nouveaux câbles, opération qui ne se fît pas sans quelque difficulté et sans contusions pour notre complaisant guide. Quant à nous, tous les abordages d’une flotte n’auraient pu déranger un boulon de notre solide armure. C’eût été l’histoire renouvelée du pot de terre contre le pot de fer.

Une heure s’était à peine écoulée depuis que nous avions repris notre route, et la mer avait tout à coup changé d’aspect. Une houle qui ne s’était pas encore fait sentir nous assaillit ; d’abord légère, elle ne tarda pas à devenir plus intense. Le vent souffla avec force, et voilà la Dévastation, tout à l’heure si fière de son poids, remuée, secouée, ballottée comme la plus frêle embarcation, roulant et tanguant tour à tour, et donnant de violentes secousses à ses nouvelles remorques.

Nous venions d’entrer dans le golfe de Gascogne. Notre commandant, M. de Montaignac de Chauvance, ne quitta pas le pont tant que dura cette bourrasque nocturne ; il fit allumer les feux qu’on venait d’éteindre dans un moment d’imprudente confiance inspirée par la trompeuse sérénité du ciel, et notre machine à haute pression recommença son bruit de vapeur assourdissant et saccadé, assez semblable aux coups cadencés des marteaux d’un forgeron sur une enclume. Couché dans ma cabine, qu’on décorait à bord du nom pompeux de chambre d’officier, — cabine lambrissée en toile, comme l’étaient du reste tous les emménagemens des batteries flottantes, — je reçus par les drosses du gouvernail, qui grinçaient au-dessus de ma tête, de fréquentes et très fraîches aspersions. Je retins non sans peine, tantôt d’une main, tantôt de l’autre, mes meubles, qui s’entre-choquaient à chaque secousse du bâtiment. Moi-même je perdis souvent mon centre de gravité. Heureusement, malgré le bruit de la machine et les sifflemens du vent, mon cerveau resta calme, grâce peut-être aux douches qui se succédèrent jusqu’au matin du 15 août. La mer, revenue alors à de meilleurs sentimens, s’aplanit comme un lac aussi promptement qu’elle s’était agitée. La patronne des marins voulait-elle qu’on se souvînt de cet anniversaire ?

S’il est quelque chose qui surprenne l’homme soumis pour la première fois aux hasards d’une longue navigation, c’est assurément l’inconstance du temps. Qui penserait que cette immense nappe d’eau, dont pas un souffle de vent ne trouble la surface, roulera dans une heure des vagues d’une hauteur effrayante, et brisera comme une coquille le plus solide navire ? Tels sont cependant les caprices de la mer, caprices terribles presque toujours, et qui mettent trop souvent