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venir se placer devant la batterie flottante, à laquelle déjà il passait ses remorques, plus capables qu’Atlas de soulever le monde, tandis que celle-ci faisait résonner ses écubiers sous le lourd frottement de ses chaînes de mouillage. De temps en temps, un pavillon montait flottant jusqu’à la pomme du grand mât pour appeler quelque canot en retard ou presser l’embarquement des dernières provisions. La température était douce et la brise légère. Le ciel avait bien parsemé son manteau d’azur de petits nuages gris moutonnés, frangés de dentelles éclatantes, mais le soleil se glissait à travers, et ses rayons, disparus un moment, reparaissaient aussitôt dorés et joyeux. Le ciel nous envoyait, en même temps que des lèvres amies, un sourire d’encouragement et d’adieu.

Lorsque tous les préparatifs furent achevés, qu’on se fut assuré de la bonne installation des remorques, à un ordre donné, canots et baleinières firent leur ascension sous les porte-manteaux plus rapidement qu’une décoration féerique de l’Opéra. Les grandes roues de la frégate couvrirent la mer d’un ruban d’écume sous les battemens précipités de leurs longues pelles. Le pavillon français s’abaissa et remonta trois fois pour saluer le port, et la Dévastation ne tarda pas à perdre de vue les lieux témoins de sa naissance et de ses premiers pas.


II. — LES PREMIERS JOURS DE NAVIGATION. — CADIX ET GIBRALTAR. — LE CONTRE-MAITRE LAMY.

La frégate déploya bientôt toutes ses forces. De chacun de ses vastes tambours sortait une cascade éblouissante qui venait, en murmurant, heurter l’avant circulaire de la Dévastation et glisser sur les côtés, où elle s’arrêtait, bouillonnant encore sur les gouvernails latéraux. Ce spectacle a quelque chose qui fascine, et j’ai souvent passé des heures entières sans pouvoir en détacher mes yeux.

Pendant toute la journée du 10 août et celle qui suivit, nous filâmes sept nœuds. La mer était si belle ! Elle n’était pas tranquille pourtant, comme on la voit quelquefois dans les beaux jours d’été ; elle soulevait une quantité de petites lames clapotantes qui reflétaient dans d’innombrables facettes les rayons obliques du soleil. On eût cru voir une immense plaine d’escarboucles. Nous n’eûmes pas, il est vrai, à nous féliciter longtemps de notre marche. Un regrettable accident vint nous faire perdre des momens précieux. Nos remorques, usées par le frottement, se rompirent vers dix heures du soir, et nous séparèrent brusquement de la frégate. La nuit était assez sombre, par suite d’un léger brouillard, et l’on ne pouvait songer à réparer cette avarie qu’en risquant peut-être d’en faire de