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l’empereur Napoléon III[1] et introduire dans la stratégie navale une importante innovation. Blindées en fer forgé et disposant d’une artillerie formidable, les nouvelles machines de guerre étaient appelées, assurait-on, à renverser les plus fortes murailles. Aussi l’ordre de les construire avait-il été promptement donné dans nos ports militaires, et l’Angleterre s’était-elle engagée à mettre sur ses chantiers cinq de ces bâtimens, destinés à opérer dans la prochaine campagne de la Baltique.

Une telle invention justifiait largement, par les résultats qu’on s’en promettait, l’attention générale dont elle était l’objet. Chaque jour, de nouveaux détails sur les batteries flottantes, sur la Dévastation en particulier, étaient mis en circulation par les feuilles de Paris et de la province. On décrivait avec complaisance les formes colossales de la batterie nouvelle ; on lui prêtait un aspect effrayant, on en faisait un vrai monstre marin, auquel ne manquaient même pas les griffes. De hauts personnages se succédaient autour du berceau où la Dévastation, construite d’après les plans et devis d’un célèbre ingénieur, M. Guieysse, attendait avec confiance ses destinées. Tous les maîtres en l’art de la construction navale venaient la visiter, et, faut-il le dire ? presque tous s’accordaient à déclarer que les mers effrayées rejetteraient de leur sein un pareil phénomène.

Qui le croirait ? Ce mastodonte aux muscles d’acier, aux flancs d’airain, mit moins de neuf mois à venir au monde. Après sept mois et treize jours de travaux habilement dirigés, la Dévastation était prête à entrer en possession de son nouvel élément. Le 17 avril 1855 fut le jour marqué pour la cérémonie de la mise à la mer.

Il y a toujours dans ce qu’on appelle le lancement d’un navire un curieux spectacle, et celui même qui a plus d’une fois assisté à de semblables opérations ne peut voir sans une émotion profonde la masse énorme qui, sans perdre l’équilibre, et au milieu d’épais tourbillons de fumée, glisse lentement vers la mer. Un intérêt plus vif encore que d’habitude s’attachait à la mise à l’eau d’un bâtiment à fond plat, de dimensions particulières et d’un poids considérable, comme la Dévastation. Cette batterie flottante comptait 51m05 de

  1. Lorsqu’après des expériences faites à Vincennes on eut reconnu qu’une armure en fer pouvait supporter les atteintes non-seulement des boulets rouges et des boulets creux, mais encore des projectiles pleins du plus fort calibre, l’empereur mit à l’étude, on le sait, un projet de bâtiment spécial qui ne devait avoir pour toute qualité nautique que la facilité d’aller prendre seul son poste de combat et de pouvoir s’en tirer au besoin. Ce bâtiment spécial prit le nom de batterie flottante. La construction de bâtimens capables de soutenir avec avantage un combat de plusieurs heures contre des fortifications en maçonnerie avait paru jusqu’à l’époque même de la dernière guerre d’Orient un problème insoluble. La campagne dont je recueille ici les souvenirs a donné raison à l’inventeur des batteries flottantes contre les partisans de cette grave erreur.