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chose de forcé dans cette divinisation subite de Krichna, qui, avant et après sa transfiguration, n’était et ne sera qu’un petit roi à qui le Mahâbhârata lui-même n’attribue qu’un rôle secondaire. Sa vie d’ailleurs, telle que la raconte incidemment la grande épopée, n’offre rien de bien surnaturel. Et pourtant c’est lui-même qui dit : « Je suis Dieu, je suis le seigneur des mondes ; l’âme universelle ! » tandis que le pieux Râma, si noble dans ses souffrances et si humble dans ses triomphes, ignore que Vichnou vit en lui et agit par son bras. Ce qu’il y a de plus remarquable encore, c’est que dans tout son discours, si éloquent, si merveilleux de style et de forme[1], Krichna proclame un panthéisme absolu qui devrait détruire à tout jamais le dogme des incarnations, en supprimant la notion d’un Dieu personnel. N’est-il pas étrange, le langage de cette divinité bienveillante et généreuse, qui semble se manifester au moment le plus solennel, tout exprès pour dire au monde : « Point de liberté ici-bas pour la créature ; elle va où le destin la pousse ? Le bien et le mal sont de vains mots. Le guerrier est destiné par sa naissance à porter les armes, pourquoi hésiterait-il à tuer dans la mêlée, même ses parens ? » Dans ces paroles mélancoliques, empreintes d’un mysticisme désespérant, prononcées par Krichna, perce un accent de tristesse qui n’est pas exempt d’ironie. On y sent en effet un dédain secret pour l’humanité, qui, s’agitant dans le vide, ose s’attribuer à l’égard des œuvres accomplies par elle une responsabilité toute gratuite. Jamais l’homme n’a été plus complètement rabaissé, plus durement traité, et cela en termes si doux et si pleins d’onction, que les sectaires de Vichnou semblent ne s’en être point aperçus.

C’est qu’il y a dans le discours de Krichna un de ces mots que l’humanité n’entend jamais sans en être touchée, un mot qui relève son courage et la soutient dans les luttes de cette vie. « Pour la défense des bons et la destruction des méchans, dit encore Krichna, pour consolider la justice et la piété, je renais d’âge en âge. » Il existe donc un dieu qui protège les bons et confond les méchans, un dieu qui aime ceux qui l’aiment, et qui s’occupe de leurs destinées au point de venir par intervalles habiter la terre sous une forme humaine ! Cette croyance, il est vrai, laisse subsister la division des castes ; qu’importe ? Ce dieu qui s’incarne dans la personne d’un roi fera régner la justice ; il prendra la défense du faible contre l’oppresseur ; il écoutera les prières de quiconque l’implore, sans avoir égard au rang ni à la naissance ; il exaucera les vœux de tous ceux qui lui sont fidèles et de tous ceux qui ont foi en lui. S’il ne peut se dégager nettement de la matière éternelle comme lui, qu’importe à la foule ? Il est le Seigneur, celui qui commande aux choses, et les

  1. La Bhagavad-Guitâ, voyez la livraison du 1er juin 1857.