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des ridicules qui m’ont déjà coûté cher. Sais-tu bien que l’année dernière déjà un crayon satirique a tracé sur le livre de chasse une série de formes burlesques avec le titre : Plan, coupe et élévation du chapeau de Laverdure III! ! Aussi, je te le déclare, tu seras vêtu demain comme tes collègues, et non pas comme tu l’es aujourd’hui, ou je te fais chasser avec un fusil à rouet, à mèche; non, je te donnerai un arc et un carquois, tu t’en tireras, ou plutôt tu en tireras comme tu pourras.

La perspective de se trouver réduit aux armes d’Endymion et de Nemrod n’avait rien de flatteur sans doute pour l’imagination du vieillard, car la voiture était déjà loin que, debout au milieu de la route, il lissait amoureusement de la main la crosse d’un fusil à deux coups, monté en argent, à pierre et de petit calibre, qu’il n’eût pas échangé de son plein gré pour l’arc de Cupidon avec son carquois enchanté.

Pendant le reste de la route, les deux amis n’échangèrent que des paroles insignifiantes, et, arrivés au Soupizot, regagnèrent leurs appartemens respectifs, après s’être serré cordialement la main.

Une fois retiré dans sa chambre, le marin ouvrit brusquement la fenêtre. Sa tête était en feu, les pensées les plus incohérentes se pressaient avec une ardeur fiévreuse dans son cerveau. Longtemps il erra dans sa chambre à grands pas, comme pour combattre par un violent exercice le tumultueux délire de sa pensée. Enfin, par un mouvement convulsif, il tira de sa poitrine un large médaillon qu’il portait suspendu au cou par une chaîne de cheveux blonds. La boîte d’or renfermait le portrait d’une femme encore jeune, vêtue de noir, aux traits doux et mélancoliques, et deux lettres. Il était facile de reconnaître aux gerçures du papier, aux taches jaunâtres dont il était semé, que cette prose avait été relue bien des fois, que cette lecture avait coûté bien des larmes. Pendant plus d’une heure, Kervey attacha des yeux avides sur les deux lettres, puis son cœur déborda sous l’étreinte d’une douleur qu’il ne put maîtriser, et, portant le portrait à ses lèvres, il se mit à pleurer comme un enfant.


III. — UNE OUVERTURE.

Le lendemain, vers sept heures du matin, trois gardes, hommes de choix, à l’allure militaire, uniformément vêtus, groupés l’arme au pied dans la cour du Soupizot, s’entretenaient des lièvres et des perdrix qu’à force de vigilance ils étaient parvenus à soustraire au filet des braconniers. A quelques pas du groupe, mélancolique et solitaire, Laverdure se tenait adossé contre une caisse d’oranger. Grâce aux menaces de son maître, une métamorphose complète