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même, au lieu de te donner une existence sans but et sans résultat. Tu es de deux ans plus vieux que moi, et cependant ton cœur est resté ce qu’il était aux premiers jours de la vie, loyal et confiant. La chose est facile à comprendre; tu as toujours été aimé pour toi, fêté pour toi; moi, au contraire, dans ma vie mondaine, je n’ai pas rencontré une seule affection vraie, désintéressée, sauf la tienne. Le compagnon de plaisir qui me serrait la main, la jeune fille qui m’accueillait de son plus gracieux sourire, tous s’adressaient au jeune homme riche. L’un rêvait l’hospitalité élégante d’un bon château, l’autre un mari millionnaire... Oh! il n’est beau que d’apparence, ce sort facile et envié du jeune homme riche, car le cœur s’use trop vite aux déceptions quotidiennes qui lui sont réservées... Eh! quand après de longues années de cette vie stérile, face à face avec soi-même, on se demande ce que l’on a fait d’utile et d’honorable, quelles amitiés sincères on a fondées pour l’avenir, et que le silence est votre seule réponse, oh! alors on maudit le sort qui vous a si bien partagé, et l’on regrette que les agitations d’une vie laborieuse n’aient pas conservé à vos illusions leur virginité... Vois-tu bien, quand je descends au fond de mon cœur, je n’y trouve qu’un seul sentiment vrai, inaltérable, celui démon amitié pour toi.

Celui qui faisait entendre ces paroles pleines de souffrance morale n’était point un de ces blasés vulgaires qui, par mode ou par caprice, s’arrogent le droit de proclamer la vie triste et sans saveur: pauvres gens qui parodient le renard de la fable, et se disent désillusionnés précisément parce qu’ils sont pleins d’illusions. C’était un beau et noble jeune homme de vingt-cinq ans, à la tournure élégante, aux traits distingués. A le voir dans tout l’éclat de la jeunesse, entouré de la double auréole d’une grande fortune et d’un beau nom, le vulgaire devait le prendre pour un de ces favoris du sort qui ont reçu en partage tout ce qui ici-bas constitue le bonheur. Et cependant les tristes paroles qu’il venait de faire entendre n’avaient rien d’exagéré, et dépeignaient l’état exact de son cœur. Entré dans la vie parisienne avec une nature loyale, un sens droit, un caractère timide, six années de succès avaient suffi pour l’amener à douter de toutes les affections, à douter surtout de lui-même. C’est que son cœur bon et naïf avait été profondément blessé par quelques-unes de ces déceptions mondaines dont un esprit plus fort n’eût pris nul souci; c’est que par-dessus tout son caractère timide s’était effrayé de ses succès mêmes, qu’il attribuait avec une impitoyable logique, non pas à ses loyales qualités, aux charmes de sa personne, mais à sa fortune.

Il y eut un moment de silence entre les deux amis, puis Marmande reprit avec une apparente légèreté : — Nous philosophons