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— Non vraiment, et si tu es franche, ce qui est fort difficile à une jeune fille, tu l’avoueras tout comme moi.

— Oh! que vous me connaissez déjà bien, que vous lisez dans mon cœur mes secrètes pensées! dit Anna en rougissant... Eh bien! oui, cher grand-père, et ne soyez pas jaloux, vous n’êtes pas le seul à qui je désire plaire ce soir. Je dois même m’accuser d’ingratitude lorsque j’ai dit que loin de vous j’avais vécu sans affection: dans mes cruelles épreuves, j’ai rencontré un vaillant cœur, un sincère ami.

— Un secret, une confidence! Courage, chère petite; le rôle de confident est celui qui convient à mon âge, poursuivit le baron de sa voix la plus insinuante.

— Je n’ai pas besoin de courage pour cela : ce que je vais vous dire, je le lui dirais, je le lui ai même dit, je crois, car je ne sais pas céler les sentimens de mon cœur. — La jeune fille poursuivit avec une animation singulière : — Comment pourrais-je ne pas aimer ce bon jeune homme, dont l’ingénieuse amitié s’est exercée pendant cinq mois, cinq longs mois, à me distraire, à me protéger? Oh! ce serait de l’ingratitude, et vous me le reprocheriez comme le fait d’un mauvais cœur.

— Assurément, reprit le baron du ton d’un homme convaincu par un argument sans réplique.

— Vous ne m’accusez donc pas de coquetterie, vous n’êtes donc point jaloux que je puisse aussi vouloir lui plaire? poursuivit Anna en attachant fixement sur son vieux compagnon ses grands yeux de gazelle, comme si elle eût voulu lire au plus profond de sa pensée.

— Mais qui, lui? dit le baron, qui parut en cet instant plus embarrassé qu’Œdipe ne dut l’être devant le sphinx.

— Oh ! vous êtes un méchant qui ne voulez rien comprendre à demi-mot, reprit Anna avec une apparente bouderie. Eh! bon Dieu, qui cet ami peut-il être, sinon M. de Kervey, ce jeune officier de marine arrivé la semaine dernière au Soupizot? Oui, cher grand-père, c’est là le bon jeune homme qui pendant ce long voyage a eu pour moi les soins, l’affection de l’ami, du frère le plus dévoué. Aussi jugez de mon ravissement en le voyant ici, près de vous, car je puis vous l’amener et vous dire : « Voici l’ami qui vous a remplacé près de moi. » C’était là un rêve, un rêve plein de joies, que j’avais caressé bien des fois et qui me plaisait, tant je le trouvais impossible. Jugez de mon ivresse aujourd’hui qu’il est réalisé! Oh! je m’en veux presque de ne pas vous avoir déjà fait partager mon bonheur, car je vous en devais la moitié. Et maintenant êtes-vous jaloux? comprenez-vous que, même sans être coquette, je puisse vouloir, cher grand-père, plaire à un autre que vous?