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grand, osseux, complètement voûté; sa figure longue et décharnée, sur laquelle était collé en guise de peau un parchemin jaune, offrait de profil une singulière apparence avec le profil d’un cheval normand. Sa lèvre inférieure, légèrement pendante, laissait voir de longues dents blanches et aiguës. Il y avait quelque chose qui au premier abord frappait tristement dans l’aspect de ce vieillard : sa contenance morne, l’immobilité de sa face, semblaient annoncer une intelligence à son déclin, et cependant quand par intervalles, levant ses paupières, il montrait les globes de deux grands yeux bleus mélancoliques, l’on comprenait que ni l’intelligence ni le cœur n’étaient morts sous cette triste enveloppe. La mise de ce personnage participait à la fois pour la négligence du gentilhomme campagnard et du savant. De sa cravate blanche, dont le nœud convergeait sensiblement vers la nuque, s’élançaient menaçantes et effilées les pointes d’un col disposées devant la face, à l’imitation des faux devant les chars armés des anciens. Son habit bleu, à boutons de métal, devenu trop étroit et trop court par un de ces phénomènes que la science laisse inexpliqués, mettait à découvert deux larges mains brunes et rugueuses auxquelles l’usage du gant était depuis longues années inconnu. Le baron de Laluzerte passait pour un des cas de surdité les plus remarquables du département de l’Oise. Aussi n’accorda-t-il pas la moindre attention aux paroles de son interlocuteur, qui répéta : — Baron, mes très humbles respects; mais cette fois le lion picard, joignant le geste à la parole, tapota familièrement de sa droite sur l’épaule du vieillard.

A cet attouchement, M. de Laluzerte releva la tête, fixa sur les nouveaux arrivés un regard dont Jeanicot se sentit tout ému, quoique sa singulière expression ne réussît point à troubler la sérénité du beau Cassius; puis, saluant Jeanicot avec une exquise politesse, il retomba dans son immobilité.

— Vos dames sont ici, j’espère? continua Cassius imperturbable, en élevant sa voix à un diapason suffisant pour commander le feu à une batterie de siège.

Pour toute réponse, M. de Laluzerte désigna du doigt le quadrille.

— Le gentilhomme le plus jovial, le plus bavard et le plus sourd de l’Oise! poursuivit Cassius en a parte, un être qui ne vit que par tolérance, et que dans un état de civilisation plus avancée l’on aurait supprimé depuis longtemps; mais paix à ses mânes, occupons-nous des vivans. Justement voici ces dames, la baronne qui danse avec le comte de Marmande et Mle Anna avec M. de Kervey. — Puis Cassius salua à plusieurs reprises de son geste le plus séduisant deux couples qui se trouvaient au milieu des danseurs.

Le maître du château, le comte de Marmande, qui avait eu le bon