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Pour nous, cette terrible catastrophe nous inspira de salutaires réflexions : nous remerciâmes la Providence d’avoir placé sur notre route et le vaisseau le Sceptre et le commodore discourtois qui avait fait si peu de cas du sauf-conduit dont nous étions porteurs. Si l’Hougly eût échappé aux Anglais et continué à naviguer isolément, nous aurions probablement trouvé la mort sur ce vaisseau. Si le commodore Essington ne se fût point emparé de nos papiers et de nos collections, le fruit de tant de travaux eût certainement été perdu. C’est ainsi qu’il ne faut pas trop se hâter de maudire des contrariétés apparentes. La philosophie du docteur Pangloss n’est pas si déraisonnable qu’elle en a l’air : je n’en connais pas du moins de meilleure à recommander à un marin.

C’est en vérité une chose étrange que la facilité avec laquelle tant de navires sombraient autrefois. Je ne veux parler ni du temps de Louis XIV, ni de la flotte de Duguay-Trouin revenant de Rio-Janeiro ; je pourrais prendre mes exemples dans une époque plus récente, jusque dans les dernières années de la république et les premières de l’empire. Ce n’est point qu’en ce temps-là on manquât de savans constructeurs ou d’ouvriers habiles, mais on était négligent. Les chantiers du commerce pas plus que les arsenaux de l’état n’avaient alors de ces soins minutieux qu’on leur voit prendre aujourd’hui. On jetait les navires hors du port avec un mauvais arrimage ou un calfatage imparfait. Personne n’y trouvait à redire. Si malheur arrivait, on n’en accusait que le ciel. L’existence des marins était, il y a cinquante ans, la chose la plus précaire du monde. La navigation est devenue un jeu depuis qu’on ne se crée plus comme à plaisir des difficultés et des périls. C’est, je dois le dire, le beau côté de notre siècle d’avoir su corriger cette funeste insouciance, d’avoir mis l’ordre, la méthode et la surveillance là où il n’y avait autrefois qu’inspiration désordonnée et incurie. Je sais bien ce que nous avons perdu depuis la révolution, et je ne me suis pas fait faute de le dire : ce que nous avons gagné — en marine du moins, je ne m’occupe pas d’autre chose, — c’est une certaine lucidité dans les idées, un besoin et un don d’organisation inconnus jusqu’alors ; c’est le goût des choses bien faites et la crainte des catastrophes qu’un peu de prévoyance suffit à éviter ; c’est aussi, autant que j’en puis croire mes souvenirs, un plus vif sentiment de la responsabilité. Que l’exemple de l’état ait en France entraîné dans cette voie les particuliers, que dans d’autres pays l’honneur d’y être entré le premier appartienne au commerce, je ne m’arrêterai pas à examiner ce détail. Ce que je tiens à constater, c’est que nous devons peut-être une partie des progrès qui se sont réalisés jusque dans notre métier à deux principes nouveaux issus d’un siècle philosophique :