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aussi et je la suivis aisément sous l’eau. Au moment où elle revenait à la surface pour respirer, je la saisis par une de ses pattes de derrière, et je m’appliquai à la tenir renversée sur le dos, tandis que je nageais pour rejoindre le Main-Ship, sur lequel me portait heureusement une forte houle. J’arrivai bientôt par le travers des porte-haubans du mât d’artimon. Deux matelots, qui se tenaient aux chaînes de haubans, se penchèrent vers moi ; l’un d’eux empoigna la patte de la tortue au-dessous de ma main pour la soulever, et tous deux, réunissant leurs efforts, la montèrent à bord. Je me dirigeai aussitôt vers l’échelle. D’autres matelots m’y attendaient. Ils me prirent sous les bras et me déposèrent sur le pont. Ce secours arrivait bien à propos. Ma digestion avait été troublée par cette brusque immersion. Je n’y voyais plus, tous les objets tournaient autour de moi. On me transporta dans ma chambre, on me déshabilla et on me mit au lit. Une demi-heure après, on me fit boire un verre de madère qui acheva ma guérison. Le soir, au moment où j’entrai dans la grande chambre, je reçus les complimens de tous ceux qui m’avaient raillé. Le capitaine fit placer sur le pont une grande baille qu’on remplit d’eau de mer : on y plaça ma tortue, et on l’y conserva jusqu’à notre arrivée à Londres. À chacune de nos relâches en Angleterre ou en Irlande, on ne manquait jamais de montrer cette tortue aux visiteurs comme une curiosité et de leur désigner l’officier français qui s’en était emparé.

Nous étions encore dans l’hémisphère méridional, lorsque la corvette anglaise qui venait d’explorer la côte nord-ouest d’Amérique, sous le commandement du capitaine Vancouver, se réunit à la flotte. Le savant navigateur témoigna le désir de nous voir, M. de Vénerville et moi. Nous jugeâmes peu convenable de répondre à une invitation qui eût pu nous entraîner à divulguer des découvertes qu’il entrait peut-être dans les plans du gouvernement français de tenir secrètes.

Le convoi cependant, composé de bâtimens qui avaient des marches très inégales, avançait péniblement vers sa destination. Aux approches du tropique du Cancer, nous éprouvâmes un coup de vent qui, sans être bien fort, n’en eut pas moins des suites très fâcheuses : à huit heures du matin, le vaisseau hollandais la Surseance fit le signal de détresse ; quelques minutes après, il coulait à fond. Les canots de la flotte, qui avaient été envoyés à son secours, recueillirent l’équipage. Le capitaine anglais qui dirigeait le sauvetage fut le seul qui se noya. Peu d’instans après ce sinistre événement, le vaisseau l’Hougly fit connaître que ses pompes ne fonctionnaient plus. On se hâta de l’évacuer et de mettre le feu au bâtiment. Une vingtaine de millions se trouvèrent ainsi engloutis en moins d’une heure.