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un canot du vaisseau le Sceptre vint nous enlever, M. de Vénerville et moi, et nous transporta avec tout notre bagage sur un des bâtimens de la compagnie anglaise, le Main-Ship. Nous fûmes déposés sur le pont de ce vaisseau sans que l’officier de quart, qui arpentait le côté de tribord avec la gravité d’un sénateur, parût s’inquiéter de notre présence. Désespérant d’attirer son attention ou celle de qui que ce fût à bord du Main-Ship, nous prîmes le parti de nous asseoir sur un des canons du gaillard d’arrière. Nous passâmes ainsi deux heures sous la pluie, ne célébrant guère, on s’en doute, la courtoisie britannique. Enfin un domestique sortit de la dunette. En passant près de nous, il nous entendit parler français, et eut la bonne pensée d’aller prévenir son maître. Au bout de quelques minutes, nous vîmes s’avancer vers nous un gentleman qui insista très gracieusement pour nous faire entrer dans sa cabine, et qui n’eut de cesse qu’il ne nous eût fait accepter de son propre linge pour remplacer nos vêtemens transpercés par la pluie, attention fort appréciable en un pareil moment. Ce galant homme, qui nous dédommageait si bien de l’impolitesse de ses compatriotes, se nommait M. Redfane. C’était un ancien gouverneur de Madras, et je me souviens qu’on le traitait d’excellence. Il fit appeler le capitaine, nous présenta à lui, et on s’occupa aussitôt de nous faire un poste en toile à la suite des chambres de la batterie. On y tendit un cadre pour chacun de nous. Nous eûmes encore une fois où reposer notre tête. De même qu’à bord de l’Hougly et du Dortwicht, nous fûmes, sur le Main-Ship, admis à la table du commandant. Le nombre des convives se trouva, par cette adjonction, porté à quatorze, dont cinq dames ayant toutes à bord leur mari ou leur frère. Ce fut là que je fis pour la première fois connaissance avec les usages anglais. Le service était somptueux. Les vins de Bordeaux, de Porto, de Madère et du Rhin circulaient avec profusion, et il fallait avoir la tête d’un Anglais pour supporter impunément des libations aussi copieuses.

Les officiers faisaient table à part, sous la présidence du plus ancien lieutenant. La conformité de nos âges eut bientôt établi entre nous une certaine familiarité. Je descendais quelquefois dans la chambre commune où les officiers anglais prenaient leurs repas. Ces messieurs se divertissaient beaucoup à me faire prononcer les mots les plus difficiles et les plus baroques de leur langue. Un jeune passager, appartenant à la marine royale, trouva très plaisant un jour de me porter des coups de poing sur le haut des bras. Je ne soupçonnais pas que ce fût une provocation à boxer. Je parais, à ce qu’il semble, assez maladroitement les bottes qui m’étaient adressées, car les rires de tous les spectateurs excitaient encore l’ardeur de mon adversaire. La vivacité de ses attaques ne tarda pas à redoubler. Je