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moins bien de ce mauvais pas que la chaloupe du Dortwicht. Elles s’emplirent et, coulèrent à fond. Dans l’une de ces embarcations se trouvaient un lieutenant de vaisseau et un volontaire de la Truite. Tous deux, par bonheur, nageaient parfaitement ; ils ne parvinrent cependant à gagner la terre qu’après des efforts inouis. Dans l’autre chaloupe était un officier de la Durance, M. de Madécourt. Celui-là n’avait su nager de sa vie. Au moment où l’embarcation fut submergée, le hasard plaça sous sa main deux avirons qui s’en allaient en dérive. Il en mit un sous chacun de ses bras, et, grâce à ce secours, il put se soutenir sur l’eau de huit heures du soir à trois heures du matin. Ballotté par les lames, livré aux angoisses d’une longue agonie, il apercevait distinctement la terre à quelques milles sans pouvoir conserver l’espérance d’y être porté par la vague, car le vent et le courant suivaient la direction du détroit. La lune, en se levant derrière les montagnes, vint, quelques heures avant le jour, lui révéler toute l’horreur de sa position. Il n’entrevoyait plus aucune chance de salut, et déjà il était résigné à mourir, lorsque la Providence conduisit près de lui une pirogue. Il entendit le bruit des pagaies et réclama à grands cris du secours. Recueilli par cette frêle embarcation, il craignit un instant de n’avoir échappé au danger qui le menaçait que pour tomber dans un péril plus affreux encore. La pirogue qui l’avait sauvé était montée par des naturels de l’île de Sumatra. Il savait que ces insulaires, presque sauvages alors, montraient ordinairement peu de pitié pour les Européens. Il se crut destiné à un long esclavage ou à une mort accompagnée de tortures. Cette injuste méfiance dura jusqu’au moment où le jour permit de reconnaître la position de la flotte. M. de Madécourt indiqua le bâtiment à bord duquel il désirait être conduit. Ses signes furent compris, et en moins d’une heure il se retrouva à bord du navire sur lequel il avait pris passage à Batavia. Par une faveur toute particulière du ciel, ce déplorable événement, qui semblait devoir mettre le comble à nos infortunes, ne coûta la vie à aucun Français. Les équipages seuls des chaloupes hollandaises furent victimes d’un désastre que leur imprudence avait bien follement provoqué.

À notre départ de Batavia, j’étais si souffrant qu’on venait tous les jours s’informer si je n’étais pas mort pendant la nuit. Bien souvent j’avais entendu mes camarades, faisant à l’avance mon oraison funèbre, exprimer le regret qu’ils éprouveraient de ma fin prématurée. Ces éloges, qu’on accorde assez aisément aux malades dont on désespère, n’avaient, grâce à Dieu, aucune prise sur ma gaieté : je sentais intérieurement que je ne mourrais pas encore cette fois et qu’il me suffirait de changer d’air pour me rétablir. Mes pressentimens