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Les officiers de la Truite et de la Durance auraient été accueillis avec empressement par la république, qui commençait à s’apercevoir du vide immense que l’émigration avait laissé dans les rangs de la flotte. Après les imprudences de M. de Mauvoisis, la situation n’était plus la même. M. de Vernon n’eut par malheur à prendre le commandement des corvettes que pour les livrer à la compagnie néerlandaise, qui les réclamait comme rançon de ses avances. En s’emparant de nos bâtimens, les Hollandais s’engagèrent à fournir à ce qui restait des états-majors et des équipages le moyen de rentrer en Europe. Par suite de cette convention, un brick de commerce nous reçut à son bord et nous transporta jusqu’à Samarang, où nous restâmes environ un mois et demi.

Samarang tient le second rang parmi les villes de Java. Dans les fêtes qui furent données à notre intention, nous fûmes d’autant mieux accueillis des dames, que nous parlions presque tous avec facilité le malais. Cette langue est l’italien de l’Inde. Je n’en connais pas qui m’ait paru plus douce et plus musicale. Les Hollandais s’étonnaient que nous eussions pu apprendre en si peu de temps une langue qu’ils n’arrivent à posséder qu’après un long séjour dans les Indes. La prononciation de ces nombreuses voyelles, qui forment dans la bouche des indigènes ou des créoles un gazouillis harmonieux, leur offre un obstacle presque insurmontable ; elle n’a au contraire rien de bien difficile pour les peuples du midi de l’Europe. Malgré l’aimable accueil qui nous adoucissait un peu les peines de l’exil, nous appelions de tous nos vœux le jour où l’on nous annoncerait notre départ pour Batavia. Le bruit s’était répandu, je ne sais sur quel fondement, que plusieurs corsaires venus de l’Ile-de-France croisaient sur la côte de Java. De tous les dangers auxquels nous pouvions être exposés, celui de tomber entre les mains des républicains paraissait le plus redoutable à quelques-uns de mes compagnons. Pour l’éviter, ils se décidèrent à faire le reste du voyage par terre. D’autres (et je fus du nombre) préférèrent s’embarquer ; nous fîmes une traversée fort heureuse, et ne rencontrâmes pas un seul bâtiment.

La ville de Batavia était alors considérée comme le tombeau des Européens, et elle ne méritait que trop sa triste réputation. Deux de nos officiers, qui avaient résisté au climat de Sourabaya et de Samarang, furent enlevés en quelques jours par des fièvres pernicieuses. Les murailles qui entouraient la ville européenne en faisaient une fournaise. Aussi toutes les personnes que leurs affaires ne retenaient pas dans cette enceinte s’empressaient-elles de chercher un air plus pur sur le plateau où s’élèvent aujourd’hui les quartiers de Ryswick et de Weltevreden. De fraîches résidences entourées de jardins y