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formule de politesse fort inusitée jusqu’à présent, me frappa de surprise et me laissa sans réponse. Quelques années se sont écoulées depuis le soir où cette navrante confession me fut faite, et celui qui la fit jouit maintenant, il faut l’espérer, d’une immortalité plus douce que cet anéantissement qu’il attendait avec un calme si religieux ; mais ses paroles me sont restées dans la mémoire comme la meilleure expression de la tournure qu’a prise, vers le milieu de notre siècle, ce sentiment de l’ennui, qui depuis tantôt cent ans a joué un si grand rôle dans le monde. Tout ce que j’ai vu de caractères mélancoliques et entendu de discours splénétiques portaient le même cachet d’ironie amère, calme, méprisante et un peu brutale. L’ennui a subi une transformation, comme toute chose autour de nous ; il eût été fort singulier en effet que lui seul n’eût pas changé, et que dans notre société matérialiste il eût gardé ses délicatesses de dilettante, de touriste grand seigneur et de poète allemand. Au commencement de notre siècle, l’ennui fut presque une religion ; il se confondit avec une noble inquiétude des choses éternelles ; il cherchait, il rêvait ; que dis-je ? il osait même espérer. Aujourd’hui l’ennui règne plus qu’autrefois ; mais ce n’est plus un noble tourment, c’est une maladie, lourde, fatigante, monotone ; il ne se contente plus d’enivrer l’âme, il la tue. L’ennui n’est plus une inquiétude, comme au temps de Goethe et de Rousseau, c’est une négation ; ce n’est plus ce scepticisme qui rougissait de lui-même et osait à peine s’avouer, c’est l’athéisme qui s’avoue sans fausse honte, froidement et franchement. Nous allons vite en vérité, dans le siècle où nous vivons, vite comme la cavalcade sinistre de la ballade de Burger. Nous marchons d’un pas rapide et hardi dans le chemin de la mort. Tout s’en va, tout se décolore et s’abâtardit, même le désespoir, même l’ennui. On dirait que l’âme humaine a atteint la limite de volupté, de pensée, de curiosité, qu’elle ne peut franchir sans se paralyser ou s’hébéter. Lasse d’espérer, fatiguée d’attendre, veuve depuis trop longtemps des sentimens qui donnaient un but à son activité, elle se tient accroupie au fond de l’organe que les philosophes lui ont assigné pour séjour, et contemple d’un air hagard les sens qui simulent encore les grimaces de la vie. Comme mon ami l’hypocondriaque, elle tire maintenant son bonheur de son impuissance, et place dans le néant son suprême espoir et sa dernière récompense.


EMILE MONTEGUT.